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Famille du Chevalier Goybet

De la Grave à Vallouise par la Meije (3 358 m ) Ecrins Reconnaissance en Aout 1910 du 30e Bataillon de Chasseurs Alpins Par le Cdt. M. Goybet.

Liens entre Mariano Goybet auteur du texte et le Chevalier Henri Goybet, auteur du site    

 

Mariano Goybet (1861-1943), général de division,grand officier de la Légion d'honneur57, épouse le 1er juillet 1887 Marguerite Lespieau (1868-1963), sœur de Robert Lespieau (1864-1947), physicien-chimiste, académicien des sciences58, fille du général Théodore Lespieau et de Clémence Theil, fille de Léon Theil, philologue, filleul de l'empereur. Son mariage lui donne 3 fils et une fille, dont :

                                        Famille Goybet — Wikipédia

 

La Meije et les Ecrins (19-20 Aout 1910) : 30e Bataillon de Chasseurs Alpins du Cdt  Mariano Goybet.

 

                              Le 30eme bataillon de chasseurs alpins durant la grande guerre

 

 

                                                    

 


 

 

 

                                Mariage de Marguerite Lespieau et Mariano Goybet            

 

 

 

                               Mariano Goybet  Chasseurs Alpin

 


 

 

 

 La montagne couverture du texte de mariano goybet

 

La Montagne

20 Mars 1911


De la Grave à Vallouise par
la Brèche de la Meije (3 358 m.)
et le Col des Ecrins (3415 m.)

RECONNAISSANCE EFFECTUÉE les 19 & 20 Août 1910
PAR UN DÉTACHEMENT

DU 30e BATAILLON DE CHASSEURS ALPINS

Par le COMMANDANT M. GOYBET.


Il est 10 heures du soir. Assis sur la terrasse de l'hôtel Juge, bercé par la voix puissante de la Romanche, je contemple avec une volupté toujours nouvelle les glaciers de la Meije que la lune inonde d'un ruissellement d'argent. Instinctivement, mes yeux suivent, le long des rochers des Enfet-chores jusqu'à la Brèche étincelante, la route que va parcourir, dans quelques heures, notre petit détachement.

Je me remémore les événements précipités de cette dernière journée : l'arrivée du 30e Bataillon à La Grave, la recherche immédiate et infructueuse d'un guide sûr pour notre expédition. Hélas ! le moment est mal choisi ! Avec ce temps merveilleux, tous les guides sérieux, tous mes vieux compagnons de courses sont retenus ou ont déjà quitté La Grave.

Coup de téléphone à La Bérarde pour obtenir l'aide de mon fidèle ami Jean-Baptiste RODIER : « Il est parti ! » Un autre guide vient au téléphone : « De quoi s'agit-il? » — « De la traversée de la Brèche de la Meije et du Col des Écrins. » —
« Combien de voyageurs? » — « Cinq officiers et vingt chasseurs. » — « Impossible !... Je n'en ai pas le courage. » Rien à faire !

Enfin on me signale le retour inespéré d'Auguste MATHONNET, et vite je le convoque. Je n'ai pas eu l'occasion de marcher avec lui, mais je le connais avantageusement de réputation. Tout de suite sa puissante carrure, sa figure franche et ouverte plaident en sa faveur.

« Entendons-nous bien, lui dis-je, après lui avoir exposé notre projet, il ne s'agit pas d'une course où vous aurez à vous occuper des touristes ; mes officiers et mes chasseurs sont tous capables individuellement de se tirer d'affaire sans aide.Je ne vous demande que de nous montrer le chemin. » —« C'est entendu, dans ces conditions ! Un dernier point :naturellement, les chasseurs n'auront ni fusil, ni équipement,ni sac? » — « Mais, malheureux, ce ne seraient plus des chasseurs ! Nous faisons la traversée avec armes et bagages. »« Diable ! ce sera bien difficile. Il faudra prendre beaucoup de précautions pour ne pas accrocher les fusils au rocher, dans les Enfetchores. » — « Ne craignez rien, nous ferons tout ce qu'il faudra. » Nous nous serrons la main et Mathonnet me laisse l'âme en joie de cette réalisation d'un rêve si longtemps caressé.

Je songe maintenant à l'enthousiasme manifesté pour cette bonne nouvelle par tous nos braves « Éclaireurs de montagne » et à la déception de ceux qui n'étaient pas choisis.Tous, ils auraient voulu venir, et, certes, ils auraient tous mérité cette faveur par leur dévouement, leur adresse, leur endurance, leur bonne humeur constante au milieu des fatigues et des dangers. Ils avaient bien gagné cette récompense magnifique de leurs labeurs souvent ingrats, toujours pénibles.


Quelle belle occasion de finir « en beauté » leurs deux années de service alpin ! Mais je ne pouvais pas emmener cinquante chasseurs ; avec un groupe aussi fort, les chutes de pierres aux Enfetchores eussent été trop dangereuses; il fallait donc se résigner et ne former qu'un petit détachement, tout en regrettant de ne pas pouvoir donner à tous ce complément d'éducation alpine que je jugeais indispensable.

Tout avait été vite préparé par les joyeux élus, assistés de leurs camarades moins heureux. Cordes, piolets, lanternes,sacs tyroliens, vivres, tout était au complet et en parfait état.

J'avais déjà fait plusieurs fois cette course, un de mes officiers aussi. De plus, mon beau-frère, Robert LESPIEAU, alpiniste émérite, devait se joindre, avec son porteur, à notre caravane. Comme lieutenant d'un Bataillon territorial de Chasseurs, sa place était d'ailleurs tout indiquée au milieu des culottes bleues.

Allons ! le temps^est superbe, nous réussirons !

Il se fait tard. Cette rêverie devant la Meije est d'une exquise douceur, mais il faut pourtant songer sinon à dormir, au moins à s'étendre pendant ces deux heures qui précédent le départ.

                                                     PREMIÈRE JOURNÉE

1 heure 45 du matin, le 19 Août. La petite colonne descend vers la Romanche. La lune s'est couchée. Trois lanternes marquent de points brillants, dans cette nuit très sombre,la tête, le milieu et le dernier homme de notre file indienne. Nous marchons d'un bon pas et en silence.

Je suis de mauvaise humeur, car j'ai appris, avant de partir, qu'une caravane composée d'une jeune fille, de deux touristes et de deux guides nous précède sur notre route. Je pense aux chutes de pierres dans les Enfetchores et aux retards dont les précautions à prendre vont être la cause.

Qu'il me soit permis d'ouvrir ici une parenthèse pour m'excuser auprès de ces compagnons imprévus de la manière peu aimable dont j'ai accueilli l'annonce de leur départ avant nous : mes responsabilités de chef de colonne étaient le seul motif de mes peu galantes inquiétudes, que rien heureusement ne devait justifier. En effet, grâce à son allure rapide, à son adresse et à sa prudence, cette menaçante caravane ne nous a envoyé aucune pierre et n'a gêné en rien la marche du détachement.

Il y a une heure que nous sommes partis; première halte. On devine dans l'ombre la silhouette des Chalets de Chalvachères. Tout le monde est joyeux; les pipes et les cigarettes s'allument; les chasseurs, décidément réveillés, commencent à bavarder ; c'est bon signe.

En route pour la deuxième pause !

Nos pieds heurtent bientôt les premiers cailloux de la moraine : instant pénible pour qui connaît les affres des interminables montées dans les pierres croulantes. Nos Chasseurs, qui, dans leur vie alpine, ont foulé plus de casses que de séracs, trouvent cela tout naturel et, comme de vieux alpinistes, ne grognent pas. D'ailleurs, les plaintes seraient injustifiées ou tout au moins prématurées; en effet, nous trouvons un véritable sentier à travers la moraine.

Tout là-bas, dans l'ombre lointaine, on voit danser une petite étoile jaunâtre : c'est la lanterne des touristes qui nous précède. Il me semble que nous gagnons sur eux. Baste ! nous ferons une halte plus longue au pied des Enfetchores.

Cette année, la neige a peu fondu; aussi rencontrons-nous les vieilles avalanches, après une étape relativement courte sur les pentes maussades de la moraine. C'est de la vraie glace, sur laquelle les clous marquent à peine; nous ne la quitterons guère avant les premiers rochers.

On éteint les lanternes dont la lumière tremblotante nous gêne plus qu'elle ne nous éclaire. D'ailleurs l'aube commence à poindre et suffit à guider nos pas.

Enfin ! voilà l'abrupte falaise des Enfetchores. La colonne gravit rapidement les premiers gradins pour gagner le petit plateau. Elle a bien mérité un peu de repos et surtout un bon casse-croûte; les provisions sont vite déballées et nous commençons de bon appétit un des innombrables repas de la journée.

La caravane des touristes, qui forme involontairement notre avant-garde, grimpe déjà dans les rochers, au-dessus de nos têtes. C'est parfait 1 Avec eux s'éloigne de plus en plus le danger des chutes de pierres.

Le ciel se fait plus clair et nous pouvons déjà admirer de près les séracs du Glacier de la Meije, spectacle nouveau pour les Chasseurs. Le tableau va d'ailleurs être complet : soudain, un violent craquement se fait entendre et une avalanche de monstrueux blocs de glace s'abîme, à notre gauche, dans une poussière étincelante. Sur nos rochers, nous serons complètement à l'abri de ces drames de la vie glaciaire.

Il s'agit maintenant de s'encorder. Nous formons cinq cordées, dirigées chacune par un officier. Les fusils, portés « à la grenadière », sont tournés le canon à droite, car au début de l'ascension, une paroi surplombante règne à notre gauche.
Tout est prêt. En avant !

Alors commence l'assaut de la muraille. Nous prenons contact avec ce loyal rocher de la Meije, aux prises solides, où les mains se fixent facilement, où les semelles s'agrippent avec ténacité : c'est la joie des grimpeurs. Je me retourne de temps en temps et je vois au-dessous de moi les cordées successives progresser régulièrement, avec une aisance qui me donne toute confiance. Ah ! les braves gens que j'ai là! La montée continue, jamais monotone, coupée de petites haltes pour resserrer la colonne ou pour franchir plus posément un passage difficile. Pendant ces arrêts, nous regardons, bien loin en bas, la terrasse de l'hôtel Juge se garnir de curieux dont les lunettes suivent notre escalade. Et nous montons toujours vers cette Meije radieuse dont les cimes se teintent de rose au soleil levant.


La belle journée ! Qu'il fait donc bon vivre aujourd'hui !

MATHONNET, lui aussi, a l'air content : il sifflote gaiement,en jetant un regard satisfait sur les cordées qui serpentent à ses pieds. Un peu plus bas, il peut voir une nouvelle caravane,un touriste et deux guides qui montent rapidement vers nous. Jamais, sans doute, ces belles murailles n'ont subi tant d'assauts simultanés.

Nous gagnons peu à peu sur l'avant-garde qui traverse en ce moment une plaque de névé, entre les deux arêtes du sommet. On la voit bientôt suivre la dernière ligne de rochers et poser enfin le pied sur la cime des Enfetchores. A nous maintenant ! Nous pressons l'allure, les derniers gradins sont franchis et nous pouvons saluer en arrivant la vaillante jeune fille qui nous a donné un si bel exemple. Il est 6 heures 30 du matin.

En ce moment, le plus heureux de tous est, sans contredit,le Commandant responsable, dont la troupe vient de sortir victorieuse et indemne de cette rude épreuve ; après les Enfetchores, la traversée du glacier jusqu'à la Brèche ne sera plus qu'un jeu.

Les faisceaux sont formés, les sacs mis à terre et les cordées se groupent autour des éléments d'un copieux déjeuner. Un vent froid descend de la Brèche et les premiers rayons du soleil sont les bienvenus ; malgré leur chaleur relative, la halte ne pourra pas être longue, car il gèle encore.

La première caravane nous donne d'ailleurs l'exemple etreprend courageusement sa route vers la prochaine bosse du glacier. Au moment où elle va partir, nous voyons dévalerde la Brèche, à toute allure, MM. REYNIER et HADJILAZARO avec le guide Maximin GASPARD. Ces touristes ont couché, hier soir, au Refuge du Promontoire, avec l'intention de faire ce matin la traversée des Arêtes; le vent qui souffle très fortsur les sommets les a décidés à renoncer à la course et ils se hâtent vers La Grave.

C'est à notre tour de nous égrener sur le glacier et, d'un pas soutenu, nous montons jusqu'à la rimaye qui défend les abords de la Brèche. Les ponts sont excellents, la dernière pente de glace est facile; aussi, à 8 h. 35 du matin, nous avons franchi la Brèche et nous nous réchauffons au bon soleil, encontemplant à nos pieds le vallon des Étançons.

Pendant que j'inscris sur le registre de la Brèche les noms de nos camarades, un d'entre eux fait la remarque qu'à la même heure, le Bataillon doit arriver au Col d'Arsine. Nous lui adressons de loin, par dessus les crêtes, un joyeux salut.

Mais il est temps de partir. Le glacier, très enneigé, rend la descente commode et permet quelques « ramasses » qui amènent des culbutes amusantes et d'ailleurs sans danger. Je dirige obliquement la colonne vers le Refuge du Promontoire que je veux faire connaître aux Chasseurs. A 9 heures 30, nous nous désencordons à la cabane, où nous restons une demi heure à lire les inscriptions du registre et des murs, à examiner les beaux rochers de la Meije et surtout la première cheminée
d'ascension.

L'état du glacier nous invite à de nouvelles glissades, et à 11 heures 15 nous nous arrêtons pour faire le café au Refuge du Châtelleret. A partir de ce point, que le détachement quitte à 12 heures 45, la descente du vallon jusqu'à La Bérarde
s'effectue dans les conditions normales d'une reconnaissance ordinaire.

A La Bérarde (2 h. 30), le maire, mon ami Jean-Baptiste RODIER, est en course dans l'Oisans; mais sa petite femme, qui a des aptitudes certaines pour le commandement et l'administration, galvanise les indigènes et a vite fait de loger notre troupe peu nombreuse. Il ne nous reste plus, après avoir installé tout notre monde et assuré son ravitaillement, qu'à nous préparer par le repos à la rude étape du lendemain.

                                                        DEUXIÈME JOURNÉE !

 

 

Ascension du col des ecrins 3415m aout 1910

 



Dieu ! qu'on était bien dans son lit, après la bonne randonnée d'hier, au moment où le réveil a sonné 1 Ce matin, nous  faisons relativement la grasse matinée, puisque le départ n'est fixé qu'à 2 heures 15. Mais on ne peut attendre plus longtemps, car il est indispensable d'avoir franchi le couloir de glace du Col des Écrins avant que le soleil, libérant les pierres des sommets scellées par le gel nocturne, ne commence le dangereux bombardement quotidien. D'ailleurs, de La Bérarde à Vallouise il y a loin, et nous voulons avoir la possibilité de flâner un peu au .milieu des merveilles de l'Oisans, par le temps superbe que nous promet le ciel étoilé.


 

A 2 heures 10, tout le monde est prêt, frais et dispos. La petite colonne reprend le sentier de la veille, que nous devons suivre jusqu'au confluent du Torrent des Étançons et de celui de Bonne Pierre. En arpentant cet excellent chemin, je pense à cette interminable moraine de Bonne Pierre que nous allons aborder bientôt. Je l'ai péniblement gravie autrefois, aux temps héroïques, pas encore bien lointains, où l'action bienfaisante du C. A. F. et de la S. T. D. ne s'étaient pas encore étendue à cette combe farouche, et j'ai gardé un triste souvenir de cette décevante ascension. Aujourd'hui, au contraire, grâce à ces Sociétés, nous allons trouver un sentier sur la crête de la moraine latérale, un peu raide, il est vrai, mais si commode !

Nous marchons à l'allure bien réglée des reconnaissances journalières, à travers les rhododendrons et les saules nains qui tapissent les premières pentes du vallon de Bonne Pierre. A la deuxième pause, la moraine apparaît et l'on grimpe courageusement, en bénissant du fond du cœur les guides de La Bérarde qui ont su se faire cantonniers, pour le plus grand agrément des touristes. Le sentier monte, monte toujours, et nous dominons bientôt le bassin inférieur du glacier.

J'indique aux camarades, sur notre gauche, l'ancien et peu confortable Refuge de Bonne Pierre où j'ai passé autrefois une bien mauvaise nuit.

Le chemin de crête continue, presque horizontal maintenant, et, au pas de promenade, nous pouvons contempler à loisir les cimes déchiquetées qui encadrent ce paysage désolé.

Je montre à mes compagnons de route la Roche et la Brèche d'Alvau, Roche Faurio, le Dôme de Neige et le Flambeau des Écrins et, entaillant cette farouche muraille, la fente étroite que nous allons franchir.

Avant d'entrer dans le bassin supérieur du glacier, nous faisons la halte et le déjeuner classiques. Il ne sera guère possible de nous arrêter ensuite avant le sommet du col; aussi profitons-nous avec empressement de ce temps de repos qui nous permet d'étudier de loin l'escalade que nous allons entreprendre (5 heures du matin).

Mathonnet me fait remarquer l'aspect particulier du col . C'est vrai, je le reconnais à peine et je l'ai pourtant franchi plusieurs fois. Des neiges tardives, qui ne fondront pas cette année, couvrent la plus grande partie des rochers de la rive droite, chemin habituel d'ascension. Il nous faudra donc attaquer la Brèche par le couloir lui-même, « un couloir de première classe, » comme l'appelle WHYMPER dans ses Escalades.


Sa pente terminale est de 57 degrés, ce qui explique assez l'épithète laudative donnée par l'illustre alpiniste. L'assaut sera sérieux, mais j'ai une confiance absolue et justifiée en l'adresse et l'énergie de mon personnel; c'est donc sans la moindre appréhension que je donne le signal de la formation des cordées.

Il est d'ailleurs temps de partir : le soleil commence à dorer le sommet des aiguilles et nous avertit de nous hâter, pour éviter l'habituelle grêle de pierres que les cailloux semés au pied du couloir nous rappellent éloquemment.

Le détachement traverse assez vivement le plateau supérieur du glacier garni d'une neige dure à souhait. Il fait très froid et l'onglée se fait sentir, malgré les gants épais dont nous sommes tous munis. Aussi la marche gagne-t-elle beaucoup en rapidité; nous courons presque pour nous réchauffer.

Un coup de corde, et la rimaye est franchie, sans plus de cérémonie. Et maintenant, à l'assaut du couloir ! Je regarde mes chasseurs; leurs bonnes figures rougies par le froid, expriment un profond intérêt, mais pas la moindre inquiétude.


En avant !

Le guide commence à tailler des marches et nous montons lentement, plantant le piolet de la main droite, pendant que la main gauche s'accroche aux aspérités du névé. Ce doit être un curieux spectacle, pour le dernier de la cinquième cordée, que ce long chapelet de grimpeurs collés contre la paroi de glace, comme des mouches contre un mur. La marche s'exécute avec une précision parfaite, sans un faux mouvement, sans une glissade; on se croirait à la manœuvre; aussi, définitivement fixé sur les aptitudes de ses « Voyageurs », le brave Mathonnet ne se retourne-t-il même plus pourvoir si tout va bien.

La pente s'allonge peu à peu au-dessous de la colonne et nous commençons à voir, en levant la tête, la Brèche ouverte dans la muraille. Nous sommes encore dans une ombre glaciale, tandis que le col est violemment éclairé par derrière, ce qui lui donne un aspect de fenêtre de cathédrale. Nous aspirons de tous nos vœux à ce bon soleil encore invisible,car il fait réellement trop froid ! Pourtant, il faut quitter les gants; nous avons, en effet, une cinquantaine de mètres à gravir dans les rochers très escarpés de la rive droite et la laine glisserait sur le roc légèrement verglassé.


 

Un dernier effort ! Le guide s'efface et me laisse franchir le premier la Brèche. Il est exactement 8 heures du matin.

Quel merveilleux spectacle ! Sous un soleil d'Afrique, tout le plateau supérieur du Glacier Blanc et les séracs de la Barre des Écrins ruissellent d'une lumière éblouissante. Chaque Chasseur, en débouchant du col, pousse un cri d'enthousiasme devant cet incomparable tableau.

 

Au culmen du col des ecrins 3415m aout 1910 lt  Bon

 



L'endroit serait charmant pour une longue pause et un de ces repas que l'appétit de la montagne rend si agréables, mais nous n'avons pas d'eau et il nous reste encore à couvrir une étape respectable; dans ces conditions, il vaut mieux réserver
la grande halte pour le Refuge Cézanne et partir de suite.

Cependant, nous aurions été heureux d'attendre la venue des trois points noirs que nous voyons apparaître sur la pente du sommet des Écrins. Ce sont des touristes qui commencent la descente. Malheureusement, nous n'avons pas de temps à perdre et, lorsqu'ils seront en bas, nous serons déjà loin.

Les cordées se remettent en marche : au début, la neige est épaisse et molle et nous enfonçons jusqu'au genou. Que n'avons-nous nos skis ! Je me rappelle la belle descente que j'ai faite autrefois, en glissant, comme dans un rêve, du Col des Écrins jusqu'au Refuge Tuckett.

Plus bas, nous retrouvons la neige consistante et la traversée du Glacier Blanc devient plus rapide. Bientôt, nous saluons de loin, perché sur son rocher, le Refuge Carron qui m'a si souvent abrité dans mes courses vagabondes.

 

La descente du glacier blanc sous les ecrins 4100 m
Les rochers de la rive gauche se rapprochent et nous quittons enfin le glacier pour le plancher, sinon des vaches, au moins des chamois. On retrouve en même temps l'eau à laquelle aspiraient nos lèvres desséchées par la chaleur torride rayonnant sur toute cette blancheur aveuglante.

Délicieusement rafraîchis, nous dégringolons gaiement de rochers en rochers, vers le déjeuner qui nous attend à bien des kilomètres encore. Que c'est long de perdre la « cote » qu'on a eu tant de peine à atteindre ! Le Col des Écrins est à 3 415 m. et le Refuge Cézanne à 1 600 m. environ; nous avons donc pas mal d'étages à descendre avant d'atteindre le niveau de la salle à manger !

Mais tout a une fin, même les interminables rochers de la rive gauche. Nous reprenons pied sur le glacier, complètement nu cette fois, et c'est sur la glace vive et bleue sillonnée de ruisselets d'eau cristalline, que nous passons à la rive droite.

Quelques mètres de moraine croulante sont vite franchis et nous abordons le dernier épaulement qui nous sépare du Glacier Noir. Les éclaireurs saluent de leurs cris joyeux l'apparition encore lointaine du Refuge Cézanne qui, avec ses mélèzes clairsemés, semble l'oasis de ce désert de pierres.

La descente devient monotone; les hommes ne bavardent plus, ils dorment en marchant; aussi ai-je résolu de faire « un long repos » à Cézanne. Enfin, nous voilà en bas ! Il ne reste plus qu'à traverser les cailloux de la moraine frontale du Glacier Noir. A midi, nous formons les faisceaux devant la cabane.

En moins d'une heure, les chasseurs ont préparé et mangé leur repas ; maintenant, tous dorment profondément sous les mélèzes ou sur les matelas hospitaliers du Refuge. Pendant ce temps, les officiers et le guide, qui ont moins besoin de sommeil que ces enfants, fument en devisant des péripéties de cette belle journée. Nous goûtons l'exquise volupté de ce repos après la tâche accomplie, car nous ne comptons pour rien les trois heures de marche qui nous séparent encore de notre gîte d'étape. Auguste Mathonnet, chaudement remercié et muni de certificats élogieux, nous quitte pour gagner Le Monêtier par le Rif du Frêne et le Col de Vallouise.

A 3 heures, nous repartons. La colonne a l'air tout à fait reposée et marche gaillardement, aussi arrive-t-elle au Chalet-Hôtel d'Ailefroide en 50 minutes.

Là, une surprise m'attendait : M. COLLET, doyen de la Faculté des sciences de Grenoble, ancien président de la Société des Touristes du Dauphiné, en villégiature au Chalet, lève les bras au ciel en voyant cette troupe déboucher d'une vallée ordinairement peu fréquentée par les militaires. Il est tout ému en apprenant notre expédition et félicite vivement les Chasseurs. Nous sommes très touchés de son cordial accueil.


Après cet agréable intermède, nous filons à travers les jolis bois d'Ailefroide, nous gagnons les Claux par la rive droite du torrent et nous entamons, sur une vraie route, nos quatre derniers kilomètres.

A 6 heures du soir, les éclaireurs font leur entrée à Ville Vallouise, au moment où la fanfare du 30e Bataillon donne un concert sur la place du village. Les fanfaristes nous saluent par les accents vibrants de la Sidi-Brahim. C'est la digne conclusion d'une entreprise au cours de laquelle les petits Chasseurs ont donné tant de nouvelles preuves de leur entrain, de leur endurance et de leur inlassable dévouement.


 

Les yeux obscurcis par une émotion très douce, j'ai regardé encore une fois défiler devant moi mes fidèles camarades.J'aurais voulu leur dire tout ce que j'avais sur le cœur, j 'aurais voulu leur exprimer... Mais je n'ai pu trouver qu'un seul mot : « Merci ! »

Embrun, le 20 Octobre 1910.

COMMANDANT M. GOYBET.

Composition du détachement :

1° OFFICIERS : Commandant Goybet du 30E Bataillon de Chasseurs
Alpins, Membre du C.A.F. et de la S.T.D. — Lieutenants Bon et
Roy; — Sous-Lieutenants Delaborde et Boissier.

2° ÉCLAIREURS : Sergent Falque; — Caporaux Lagarde, Schneider,
Ruby ; — Chasseurs Fournet, Darfeuille, Chavant, Berthaud,
Cotave, Breynat, Cain, Merle, Coupelon, Tixier, Dapzol, Chevalier,
Roques, Cavrivière, Saint-Hilaire, Lanat.

Illustrations


15. Passage de la Brèche de la Meije (3 358 m. Hr) : deux cordées arrivées en haut des Enfetchores, d'après photo 6 % X 11 du lieutenant BON. La longueur des ombres dit le grand matin et, cependant, les colonnes ont déjà atteint l'altitude de 3 200 m. environ.... face à la p. 124.

16. Ascension du Col des Ecrins (3 415 m.), d'après photographie du lieutenant BON. A gauche, la colonne n'est encore qu'au bas du col où la pente n'excède pas 35°; plus haut, elle aura à remonter des pentes excessives de 57°. A droite, c'est l'arrivée au col vue de l'E. : le commandant GOYBET et le guide MATHONNET sur la crête même du col, ont derrière eux le terrible couloir face à la p. 130.

17. Au culmen du Col des Ecrins (3415 m.), reconnaissance du Glacier Blanc, d'après une photo du lieutenant BON. Le commandant fouille de sa lunette les cols qui aboutissent au glacier et l'état des pentes qu'il va faire descendre face à la p. 132.

18. La descente du Glacier Blanc, sous les Ecrins (4 100 m. Hr). —La colonne descend désormais sans crainte et sans difficulté la belle pente du glacier, sous les formidables séracs des Ecrins.. face à la p. 134.


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