Lettres de Joseph et Constance Jaillard (née Goybet) à Marie Bravais (Madame Pierre Jules Goybet)
Constance Goybet (1863-1945), fille de Pierre Jules Goybet (1823-1912), industriel en Espagne, membre du conseil supérieur de l'industrie en Espagne, directeur de l'école de la Martinière50 à Lyon47,51,52. Il épouse, en 1857, Marie Bravais53, nièce du physicien Auguste Bravais . Constance épousera Joseph Jaillard en 1893, chef d'escadron d'artillerie, chevalier de la Légion d'honneur81,( arrière grand père de Pierre Jaillard. président de la gazette de l’île Barbe). Ses frères sont :
. Mariano Goybet (1861-1943), général de division,grand officier de la Légion d'honneur57, (Arrière grand père d'Henri Goybet)
. Victor Goybet (1865-1947), général de division, grand officier de la Légion d'honneur77
- Henri Goybet (1868-1958), capitaine de vaisseau (Arrière grand père d'Henri Goybet) (Pierre Goybet (1887-1963), contre-amiral, commandeur de la Légion d'honneur24, épouse sa cousine germaine Henriette Goybet en 1918, fille d'Henri Goybet, le capitaine de vaisseau)
in La gazette de l'île Barbe supplément au n° 65, été 2006
http://www.jaillard.net/65_lettres.php
Clermont, [mercredi] 10 janvier 1906.
Ma chère Maman, Joseph a envoyé un télégramme de félicitations à Victor ce matin seulement, car nous n’avons connu la bonne nouvelle qu’hier assez tard dans la soirée. Nous partageons bien sa joie et votre satisfaction de voir vos fils en bonne passe d’arriver, chose qui leur était bien due à tous les deux. Il y a eu ici beaucoup d’heureux dans l’infanterie, puisqu’il y en a sept de maintenus pour le corps d’armée contre un seul seulement pour l’artillerie ! Quant à Joseph, qui aurait dû être, par son numéro, au tableau depuis deux ans (ce qui serait arrivé sans la malheureuse histoire du général Tournier), cela aurait été une réparation si on l’avait mis cette année. L’hiver prochain, il sera trop ancien, et ses chefs mêmes ne le proposeront plus ; le candidat du tableau prochain est déjà tout désigné. Il vaut beaucoup mieux ne se faire aucune illusion et tabler de prendre courageusement son parti. Joseph a beaucoup de courage et de dignité dans cette épreuve ; pour lui, la vie n’a pas changé, et je le retrouve toujours père parfait, s’occupant de ses enfants, donnant ses leçons avec la même patience, tâchant en un mot de remplacer par beaucoup de travail ce qu’il n’a pas eu en satisfactions si légitimes. Je suis beaucoup moins stoïque, et chaque compliment de condoléances de nos amis retourne le fer dans la plaie et me fait énormément de chagrin. Je serai donc contente pour beaucoup de raisons de m’échapper deux ou trois jours de Clermont en ce moment. Il reste convenu que je partirai lundi 15 pour Lyon et prendrai le lendemain mardi le train pour Ambérieu à 7 heures du matin. Je préfère prendre ma place dans la voiture publique de Belley à Yenne ; ne m’envoyez donc aucun véhicule. Je suis bien bien heureuse à la pensée d’aller vous embrasser tous deux ; cela fera près de quatre mois d’absence, et c’est déjà bien long !
J’espère toujours que vous vous déciderez à partir pour Tamaris ; nous vous verrions avec peine passer tout l’hiver dans votre solitude à Yenne, tandis que le printemps dans le Midi vous sera bien agréable.
Nous avons un temps affreux : pluie et vent perpétuel, ce qui est fort désagréable pour faire nos visites de jour de l’an. Du reste, nous finissons à peu près cette corvée cette semaine, en ayant fait quelquefois dix-huit dans notre journée !…
Je dîne jeudi 18 chez tante Rivet ; tante Tabareau est un peu mieux, et j’aurai un plaisir très grand à la voir, même si je n’ai rien à espérer.
Adieu, chère Mère chérie ; nous vous embrassons mille et mille fois.
Constance J.
Clermont, dimanche 21 janvier [1906].
Ma chère Mère, vous n’avez eu qu’un petit mot de moi de Lyon ; malgré tout mon désir, il m’a été impossible de vous écrire plus longuement, n’ayant pas eu une minute à moi dans ce tourbillon de famille : visites, dîners, etc.
J’avais pourtant bien envie de vous raconter la suite de mes affaires avec la tante : j’ai d’abord été remboursée des 40 francs que j’avais avancés, puis elle m’a dit que l’oncle Rivet aurait le lendemain quelques papiers à me remettre. Le jeudi, je suis allée en effet chez la tante Delphine, et là, avant dîner, l’oncle Théodore m’a remis pour 10 000 francs de valeurs : Camargue et produits chimiques d’Alès et dette ottomane. J’ai donné un reçu de la somme et j’ai su le lendemain par la tante, puis par Auguste, qui m’a lu (confidentiellement) ce passage des dernières volontés de cette pauvre tante, que je devais recevoir après elle 20 000. Le reçu des 10 000 sera donc épinglé au papier renfermant les legs de la tante, papier qui du reste ne sortira pas de la famille, Auguste étant exécuteur testamentaire. Auguste nous a laissé entendre (car j’avais Luisa avec moi) que Luisa était sur le même pied que moi, et Mariano aussi ; il nous a dit qu’on avait tenu compte des fortunes et que le côté Rivet recevait trois fois moins que nous, ce qu’il trouvait très naturel. Bref, dans toute cette affaire, l’oncle Rivet et Auguste ont montré une très grande délicatesse, et j’ai été extrêmement touchée de l’affection qu’ils m’ont témoignée. Je vais écrire (par tante Rivet) une grande lettre à la tante pour la remercier de la part de Joseph et pour rassurer l’oncle Théodore sur l’issue de mon voyage. J’ai en effet rapporté mes titres cousus dans la doublure de mon manteau de fourrure, car c’était trop volumineux pour que je puisse le mettre dans un portefeuille, et un sac m’aurait inquiétée.
Mon voyage à Lyon a été très agréable, et j’ai bien fait à peu près tout ce que je désirais, même de mener Lison à Fourvière, ce que je n’avais pu faire l’année dernière. Les trois ménages Rivet sont très bien installés. Luisa m’a reçue admirablement, comme toujours ; elle vous écrira la suite de toutes les histoires de Régis quand il y aura un prochain numéro.
J’ai retrouvé ici tout le monde en bonne santé et bien content de nous revoir.
Mille et mille tendresses.
C. J.
Il neige à gros flocons depuis ce matin.
Clermont, [vendredi] 26 janvier [19]06.
Ma chère Maman, en voyant ce froid rigoureux de ces jours-ci, je pensais que vous alliez être bloqués par les neiges et je m’inquiétais bien de vous ; mais voici le dégel, heureusement, et même, aujourd’hui, un chaud rayon de soleil. Nous avons eu hier – 14 degrés, et je m’estimais heureuse d’avoir si bien réussi pour mon voyage la semaine dernière. Nous en sommes revenues, ma fille et moi, en bonne santé, et je vais essayer maintenant de travailler à me remplumer suivant votre conseil. La maladie de Lison en décembre et peut-être plus encore ces soucis de carrière, dont j’ai réellement souffert, sont certainement cause de cet amaigrissement. Maintenant que j’en ai pris mon parti, je suis beaucoup plus courageuse et confie tous les chers miens et moi-même à la Providence, qui nous ménagera peut-être une petite éclaircie dans l’avenir.
Je vois avec joie finir la série des visites de jour de l’an ; je vais tout terminer cette semaine, ce qui me donnera bien du temps libre l’après-midi, quand mes filles seront dehors avec Françoise.
Je vous avoue que je suis très contente que vous ayez eu besoin du docteur Eyraud et qu’il ait examiné votre jambe. Cela me confirme dans ce que je pensais : que cela ne devait plus être grand-chose et que quelques précautions seules vous étaient maintenant nécessaires. Nous voyons donc avec une grande satisfaction arriver le moment où vous pourrez recommencer vos promenades sur le bateau de Tamaris et vous chauffer dans votre véranda.
J’ai reçu un bon petit mot affectueux de Victor, avec [qui] j’ai joué à cachette, soit à Lyon, soit à Yenne. Cela a été un grand regret pour moi de ne point le voir.
Auguste Rivet nous a annoncé sa visite pour le 30 janvier ; il vient plaider à Riom, et nous avons un grand plaisir à le recevoir ; mais sa femme, étant obligée à quelques heureuses précautions, ne l’accompagnera pas. Ce sera du reste extrêmement court : à peine un repas entre deux trains.
J’ai aussi une bonne lettre de Luisa, mais rien des Pierre Jaillard et de l’affaire de mon neveu Jean.
Adieu, chère, chère Mère ; combien j’ai eu de plaisir à vous voir tous deux ! je vous embrasse mille fois tendrement.
C. Jaillard.
Clermont, le [mardi] 6 février 1906.
Ma chère Maman, nous sommes littéralement ensevelis sous la neige depuis dimanche, et les enfants sont obligés chaque matin de faire la trace dans la neige pour aller en classe. Cela rend la circulation bien difficile, et je gémis à la pensée de faire aujourd’hui toutes mes dernières visites du mardi, que je n’ai pas terminées. Hier, malgré cet affreux temps et les bourrasques de neige qui ont duré toute la journée, j’ai eu beaucoup de monde à mon jour. Il n’était question que du départ du général en chef ! C’est un effondrement au quartier général, car Girardel croyait être certain de voir renouveler son mandat. On lui a caché la chose jusqu’au dernier moment, le bernant de belles paroles, sans doute pour qu’il n’ait pas le temps de faire agir toutes les casseroles et ministres de ses amis. Enfin, nous en voici débarrassés, et ce n’est point nous qui irons à la gare les accompagner et verser des larmes de crocodiles, car je ne pardonnerai jamais au général sa fausseté envers mon mari.
On dit que Gallieni ne fera qu’une étape ici, car une telle personnalité est appelée à jouer un rôle plus important que celui de commandant du 13e corps. Dans tous les cas, nous jouirons d’avoir, ne fût-ce que quelques mois, un vrai soldat ennemi des fiches et des délations. Le général Girardel a réuni ce matin tous les généraux et colonels, et je suppose qu’il va partir incessamment, puisqu’il a remis son commandement dimanche, jour où la nomination de Gallieni a paru à l’Officiel.
Je ne suis pas de l’avis de ceux qui trouvent inutiles, et même fâcheuses, les bagarres dans les églises de Paris. En somme, cela a fait un effet énorme dans le pays. Le gouvernement est obligé de baisser pavillon, et je trouve que cette poignée de catholiques risquant leurs vies pour défendre leur foi a droit à notre admiration. Nous avons lu une masse de journaux ; l’oncle Laurent nous en ayant envoyé des quantités.
Ce soir, nous allons à un grand concert de bienfaisance au petit séminaire ; Pierre est très fier de faire partie des 150 chanteurs de la chorale et de débuter dans La Création d’Haydn. Cela a été pour lui un bon exercice musical. Avec leur père, les enfants commencent à jouer des sonatines de Clementi — du moins les deux grands, mais cela va si vite pour Lison (qui est réellement bien douée) qu’elle aura bientôt rattrapé ses frères.
Nous attendions Auguste Rivet cette semaine ; il devait venir plaider à Riom, mais l’affaire a dû être renvoyée. J’ai écrit à tout le monde à Lyon, ces jours-ci ; Luisa, tante Tabareau, puis chez les Jaillard. L’affaire de Jean, mon neveu, semble prendre une bonne tournure ; j’espère que ce mariage se fera ; nous en serions personnellement très satisfaits à cause de l’entourage de famille. Adieu, chère Mère, et mille et mille tendresses à tous deux.
Constance Jaillard.
Clermont, [vendredi] 9 février [19]06.
Ma chère Maman, Joseph a retrouvé un des programmes qu’il avait faits et distribués aux dames pour notre dernière séance musicale. Il a pensé que cela pourrait vous intéresser et me charge de vous l’envoyer, ainsi qu’une Martinière dont il a le cliché à votre disposition si l’on voulait faire faire des cartes postales pour l’été prochain. Joseph fera aussi une autre Martinière que l’on voit tout entière, mais celle que je vous envoie a peut-être encore plus de chic car on voit mieux le château fort. Pour la séance de musique, j’avais fait comme affiche un panneau de fleurs roses de Noël et houx à baies rouges qui est destiné à faire une seconde feuille de paravent.
Nous nous réjouissons bien de vous voir partis pour le Midi car ce temps est bien pénible. La neige est tombée avec une telle abondance aujourd’hui que la circulation dans les rues était fort difficile. Il aurait fallu de véritables bottes pour affronter ces amoncellements. Chaque trace était aussitôt recouverte par la neige qui tombait en flocons serrés et tourbillonnait, poussée par un vent qui nous aveuglait et nous coupait la respiration. Mes filles ne sont pas sorties, bien entendu, d’autant plus que Françoise, enrhumée, garde la maison. J’ai même un peu ri à part moi, car j’ai fait venir solennellement le docteur pour la voir parce qu’elle avait la colique depuis deux jours. (Pour moi, je ne me serais pas donné la peine de déranger la Faculté, mais avec les gens du peuple, ce ne sont que les longues ordonnances et les potions qui sont appréciées.) Donc, le docteur Fournial lui a ordonné du bismuth, de l’eau albumineuse et de la diète, et ce soir, elle est déjà guérie.
Nos bons amis les Beaudot, dont je vous ai parlé souvent, partent dimanche soir pour Toulon, où ils vont passer une quinzaine de jours chez M. Fontaine, commissaire de la marine et marié à la sœur de Mme Beaudot. Ils iront nous voir à Tamaris, probablement la semaine du 20 février. C’est la jeune femme qui fait de si admirables cuirs repoussés, mais ne faites jamais allusion à ce talent devant personne, car cela deviendra pour elle un gagne-pain. Son père, le général Alléron, qui était de l’infanterie de marine, avait eu Gallieni sous ses ordres.
J’ai été un peu défrisée aujourd’hui quand on m’a dit que notre nouveau général en chef était protestant et franc-maçon, et que c’était pour cela que les loges s’étaient tenues tranquilles malgré le départ de Girardel.
Joseph ayant été proposé par le général d’Entraigues et son colonel pour les Palmes académiques (ce qui le touchait du reste fort peu !), le général Girardel a mis sur la feuille de proposition : " inutile de le demander " ! C’est le dernier souvenir qui nous restera de cette vieille ganache, malfaisante par sa bêtise. On dit que le général Gallieni ne restera pas longtemps ici, étant appelé à de plus hautes destinées.
D’un autre côté, voici Étienne prêt à passer à l’Intérieur ; on le trouve trop clérical pour nous depuis sa circulaire relative aux enterrements dans les hôpitaux militaires !
L’inventaire de la cathédrale s’est opérée sans que personne n’ait été averti, et je ne sais ce que l’on fera pour les autres églises. Notre évêque est encore un trembleur et ne se fera pas jeter en prison. On dit qu’à Notre-Dame-du-Port, on va organiser de la résistance…
Je suis bien peinée de ce que vous me dites pour ce pauvre Vallet.
Nous ne savons si le mariage de mon neveu Jean aboutira, car il y a des questions de santé du côté de la famille de la jeune fille qui inquiètent un peu ma belle-sœur. Il s’agit d’une demoiselle Guitton, dont la mère est une Epitalon, belle-sœur de Philippe Germain de Montauzan. Comme jeune fille, famille, c’est parfait, et nous désirons bien que cela réussira. Il y a aussi huit enfants, dont un jésuite (ô joie !…) ; un oncle jésuite, aussi ! et un autre supérieur du grand séminaire à Lyon. Vous voyez que ce serait dans nos cordes.
Adieu chers bien-aimés parents, vite de vos nouvelles et mille tendresses.
C. J.
Clermont, [samedi] 17 février [1906].
Ma chère Maman, j’ai éprouvé une bien grande joie en recevant hier soir (4 heures) votre lettre de Tamaris et celle de Luisa me donnant les nouvelles de votre passage à Lyon. Enfin nous voici bien rassurés sur cette misérable jambe qui nous a tant tourmentés cet hiver ! Je suis ravie à la pensée que vous pourrez reprendre un peu d’activités grâce à une bonne bande, car ce sera pour votre santé générale une chose bien importante. Quelle joie de vous sentir délivrés de votre prison de Yenne et prêts à profiter du bon soleil de Tamaris ! Je jouis à la pensée de vos promenades en bateau, qui sont pour papa une bonne distraction. Il est utile de voir quelquefois des humains et le bon général et les Amilly ne sont réellement pas suffisants pour vous donner ce qui manque à l’austérité d’une séjour hivernal en Savoie.
Depuis ma dernière lettre, nous avons eu le chagrin d’apprendre la mort de notre tante Mayet, suivant de si près celle de son mari. Cela avait été son désir de ne point lui survivre trop longtemps, et le bon Dieu ne l’a point fait attendre. Elle a été enlevée en huit jours par une pneumonie infectieuse et est morte entourée de ses quatre fils, dont deux religieux. Joseph, parti pour Paris le mercredi après-midi, a assisté le jeudi aux funérailles à Saint-Thomas-d’Aquin. Il y a retrouvé mon beau-frère Pierre, avec lequel il a passé la journée. Retour hier matin après s’être bien mouillé à Paris, où il pleut toujours.
Je suis très occupée ces jours-ci à m’organiser un deuil le plus économiquement possible. Je viens de faire teindre ma robe à carreaux verts et bleus et j’espère que cela me suffira avec une vieille robe grise de maison. Je quitterai le deuil pour la première communion de Charles, le 7 mai.
Nous avons eu aussi à nous décommander de toutes les invitations que nous avions reçues pour ces deux semaines et à envoyer quelques cartes en deuil pour remplacer des visites. Nous n’enverrons pas de lettres de faire-part, car cela intéresse si peu la garnison ! il suffit que quelques-uns sachent que nous avons une raison de refuser les invitations et de ne pas faire de visites de quelque temps.
Je vais assez bien, quoique ayant eu quelquefois ces temps-ci une forte douleur de rhumatisme au pied qui me faisait assez souffrir. Cela m’a passé depuis que la neige est fondue ; mais quel gâchis ! Nous avons une boue affreuse, et chaque jour, les enfants rentrent crottés jusqu’aux oreilles.
L’oncle Bravais a eu la bonté de m’écrire au sujet de Pierrot, qui se plaignait un peu des yeux ; c’était en effet un excès de travail à la lumière et les lavages à l’eau très chaude lui ont fait du bien. Remerciez bien l’oncle Victor de ma part.
Nos amis Beaudot sont à Toulon depuis lundi dernier chez M. Fontaine, rue Dumont-d’Urville, 3. Ils iront probablement vous voir la semaine prochaine, mais jamais ils n’accepteraient à déjeuner, car Mme Beaudot est d’une santé telle qu’elle suit des régimes et ne peut dîner nulle part. Vous pouvez bien lui dire que je suis si contente de travailler avec elle et d’avoir les conseils de son beau talent, mais bien entendu sans avoir l’air de savoir à quoi lui sert son talent, puisque sa famille même ne s’en doute pas. Elle est bien intéressante et bien malheureuse.
Mille affections aux Henry et aux deux mioches, je vous embrasse tous bien bien tendrement.
Constance.
Clermont, [mercredi] 21 février [19]06.
Ma chère Maman, j’espère que papa est complètement remis de sa grippe, qui sera forcément moins longue au bon climat de Tamaris que dans nos froides régions. Ici, les gens qui en sont atteints ne peuvent pas s’en débarrasser avant trois semaines, et on traîne ainsi sans appétit et sans force. Nous avons eu la chance d’y échapper, sauf Françoise, qui est bien remise maintenant mais pour laquelle j’avais fait venir le docteur.
Ce pauvre M. Fournial a eu une alerte ces jours-ci : son fils Pierre a eu une atteinte d’appendicite, sans qu’il ait eût été souffrant préalablement, puisqu’il était encore au séminaire samedi matin. Il va mieux aujourd’hui et tout danger est conjuré, mais quelle terreur que cette maladie si foudroyante ! Tous les nôtres semblent se bien fortifier, même Henri qui était resté bien maigre et qui prend aussi des mollets. Je suis bien heureuse de ces belles santés qui valent bien quelque chose pécuniairement parlant.
Notre deuil, en nous interdisant toute sortie du soir, nous donne beaucoup de temps, et j’en profite pour bien travailler. Je vais commencer les robes des petites pour la première communion de leur frère. J’ai vu un charmant modèle en voile gris argent forme Empire avec grand col de broderie anglaise et volant de broderie assortie au bas des manches courtes. Je vais faire venir un patron de Paris et confectionner avec Françoise ces petites robes qui seront gentilles. Je n’ai pas encore pensé à ce que nous pourrions donner à Charles ; j’espère que tante Tabareau lui donnera sa montre, mais elle ne m’en a pas parlé et je n’ose le lui dire. Vous pourriez lui donner la chaîne (qu’Auguste avait donnée l’année dernière à Pierre) ou bien le chapelet. Il aura son missel que lui fait Mme Beaudot, à ma grande confusion, mais elle y tient absolument et je m’arrangerai pour me reconnaître d’une autre manière. Charles a aussi son livre d’Évangiles et je ne tiens pas à ce qu’il ait des masses de livres qu’on ne lit jamais. Dites à tante Bravais que le volume de méditations de l’abbé Girodon qu’elle a donné à Pierre est parfait. Nous le lisons chaque soir pendant que les enfants se déshabillent et répétons invariablement que le choix en a été très heureux. C’est un volume qui leur sert à tous deux et avec profit.
Ces jours-ci, on est très occupé à Clermont de la vente pour la bonne presse ; j’y ai envoyé une petite potiche peinte par moi qui a été immédiatement vendue dix francs. On dit qu’il n’y faut pas paraître comme femmes d’officiers, aussi j’y envoie mes filles acheter à quelques-unes de ces dames.
Demain, inventaire aux Carmes et à Notre-Dame-du-Port, où toute la ville se porte en foule. Je suis contente que Joseph soit de service et pris toute la journée : il n’aura pas la tentation d’y aller.
Nous avons très beau temps, mais froid le matin et le soir. Les enfants ont recommencé à se servir du petit jardin après le déjeuner de midi et François va se livrer aux douceurs du jardinage.
Adieu, chère maman, écrivez-moi bien longuement et recevez nos meilleures tendresses.
C. Jaillard.
Donnez-nous bien exactement des nouvelles de papa et de celles de vos jambes.
Clermont, [mercredi] 28 février [19]06.
Ma chère Maman, j’ai éprouvé tout à l’heure une grande excitation en lisant votre lettre et en apprenant l’état grave de tante Tabareau, que j’ignorais absolument, car vous ne m’en parliez pas hier. J’allais justement vous écrire pour répondre à votre lettre que j’ai reçue à notre retour de Saint-Étienne, où nous avons passé quelques heures bien agréables. Nous sommes partis lundi à midi cinquante, après avoir vu revenir de classe nos trois garçons, qui n’avaient vacances que l’après-midi du mardi. Arrivés à Saint-Étienne à cinq heures et demie, nous nous y sommes trouvés à la gare avec tous les Pierre Jaillard arrivant de Lyon, tous heureux et radieux comme il convient à la circonstance. Nous sommes allés tous à l’hôtel de France, où mon beau-frère nous recevait (ce qui était agréable pour notre bourse), puis une fois habillés (en noir, bien entendu, avec votre robe faite chez Mme Ducroix), nous nous sommes dirigés en bande chez les Adrien Guitton. Ils occupent avec les Epitalon, Germain de Montauzan, tout ce monde, beaux-frères et belles-sœurs, un énorme pâté de maisons où sont aussi les ateliers de rubanerie des Epitalon. Mme Guitton, mère de la fiancée, est une Epitalon, sœur de Mme Stéphane Germain de Montauzan. Un autre Epitalon, à côté de qui j’étais à table, est marié à la sœur de Louise Nikly ; mais cette jeune femme, en couches depuis quinze jours, n’était pas au dîner. Nous étions du reste le nombre respectable de 48, rien que la proche proche famille, car ce sont de véritables tribus. Le vieux père Epitalon vit toujours et s’occupe de la fabrique. Il y avait aussi là des Balaÿ.
La jeune fiancée est fort gentille, jolie, mais extrêmement petite, ce qui chiffonnait bien mon cher neveu, qui a été surtout séduit, je crois, par la famille et cet entourage si bien posé dans la région. Il y a huit enfants : deux religieuses, un jésuite, un fils marié, un autre ingénieur, un quatrième au collège à Monaco (où se trouve son frère le jésuite), la jeune fiancée Valérie, et une dernière fille de 16 ou 17 ans.
À 11 heures du soir, nous avons raccompagné tous les Lyonnais à la gare et sommes revenus coucher à l’hôtel, car nous n’avions pas de train de nuit. Hier matin, départ à 6 heures et rentrée chez nous à midi, au moment où arrivaient les enfants.
J’avais écrit justement dimanche à Luisa et une longue lettre à la tante lui racontant en détails l’assaut de notre église des Carmes et mon émotion en assistant à ces horreurs jusqu’au moment où les gendarmes sont venus nous expulser en nous saisissant par les épaules. Ce sont des choses inoubliables et nous en verrons bien d’autres, puisque la loi sera probablement refusée par le pape et que l’on défendra ses églises peut-être au prix de sa vie.
Je voudrais pouvoir cracher sur cette canaille de Messimy. Ici, les deux jeunes lieutenants d’artillerie commandés pour jeudi suppliaient Joseph de ne pas les envoyer. Du reste, le général d’Entraigues, qui remplaçait le général en chef, avait donné l’ordre qu’aucun soldat ne fût employé à cette sale besogne.
Mme Marchand m’écrit qu’à Blois, où l’inspecteur des forêts a jugé bon de donner un bal la semaine dernière, sur 300 invitations, 220 ont répondu par un refus, les uns prétextant un départ, les autres parlant de la tristesse des temps… ceux qui s’amusent tant cette année ne sont pas dignes de s’appeler catholiques, et il me semble que c’est le moment de mettre un peu de plomb dans les cervelles.
Je reviens à tante Tabareau et suis réellement bien inquiète. Ce sera un très grand chagrin pour moi de voir disparaître cette pauvre tante qui a été toujours si parfaitement bonne pour moi. À ce dernier petit séjour à Lyon, elle avait été si affectueuse !…
Je n’ai pas eu de lettre de Mme Beaudot depuis sa visite à Tamaris, et je pense aussi qu’elle a évité de m’écrire à cause de papa et craignant de m’inquiéter. Je suis bien rassurée à ce sujet, car nous l’avons vu souvent en effet avec ces toux nerveuses que l’on fait céder difficilement. Je devrais vous envoyer du sirop ou des pastilles au lactucarium d’Aubergier de Clermont.
Écrivez-moi vite, ma chère Maman, j’ai trop peur de quelque mauvaise nouvelle de Lyon.
Nous vous embrassons de tout notre cœur.
Constance.
Bien entendu, nous n’avions pas eu l’idée d’aller voir Camille, étant repartis à 6 heures du matin !…
Je vais écrire à tante Irma et à Berthe de Barrin. On dit Gaston très très malade.
Clermont, [lundi] 5 mars [19]06.
Ma chère Maman, votre lettre du 2 mars m’a bien rassurée au sujet de la tante, mais ne m’a pas expliqué ce qui s’était passé et pourquoi l’oncle Bravais avait reçu un télégramme et était parti quand il n’avait pas songé à bouger en janvier lorsque la tante paraissait aussi malade ? Je n’ai eu du reste pas un mot de Lyon, ce qui me fait penser que l’état n’a pas été aussi grave puisque j’avais écrit dimanche dernier à la tante, par Luisa, et que celle-ci m’aurait peut-être bien dit un mot de leurs inquiétudes.
Jusqu’à l’arrivée de votre lettre, nous vivions dans un état pénible, toujours dans l’attente d’une dépêche de Lyon ; cela joint au mauvais temps (aujourd’hui, soleil admirable et très chaud) et aux calamités accumulées dans les journaux n’était point fait pour nous donner des idées couleur de rose.
Tout passe depuis hier, et j’espère que vous pouvez enfin jouir du beau temps et guérir vos rhumes en vous chauffant au soleil. Je vais vite m’occuper des coiffures plus légères, chose que l’on avait négligée ces temps-ci avec cet hiver prolongé.
Nous sommes très émus du départ ce matin de troupes d’infanterie de Clermont à destination de la Haute-Loire. Ils partent tous avec des balles destinées aux malheureux catholiques qui se défendent avec tant d’intrépidité. Dieu veuille qu’aucun de ceux que nous connaissons n’ait à se reprocher de tels assassinats ! Les esprits sont tellement surexcités que l’on peut s’attendre à tout et tout semble instable. Qui sait si nos maris demain appelés à choisir entre leur uniforme de soldat et leur conscience chrétienne ne rejetteront pas l’un pour ne pas avoir à trahir l’autre ?…
J’ai comme vous des moments de désespoir en lisant les journaux si douloureusement intéressants…
… Interrompue par de nombreuses visites, car c’est lundi et j’ai reçu aujourd’hui après plusieurs semaines de réclusion. J’ai vu Mme Gagnon ravie car son mari va probablement partir pour Yssingeaux et que va-t-il se passer là-bas ? Avec cela, les dîners et les soirées continuent et nous avons eu le plaisir d’en refuser encore quatre ces jours-ci. Le courrier a passé : point de lettres d’aucun côté… J’envoie donc celle-ci qui est déjà en retard.
Nous allons tous bien et vous embrassons du plus profond du cœur.
Constance.
Les Beaudot doivent rester ici demain soir après un voyage à Cannes et à Nice, où Mme Beaudot espérait pouvoir s’entendre avec quelque magasin. Je lui commande un missel pour la fiancée de Jean.
Clermont, [vendredi] 9 mars [19]06.
Ma chère Maman, enfin j’espère que la chute du ministère va donner un peu de répit aux pauvres militaires du 13e corps, employés depuis huit jours aux pires besognes. Joseph a été sur les dents pendant toute cette semaine, restant quelquefois au quartier le soir jusqu’à minuit et y retournant à 4 heures du matin ! Moi qui avais tant pleuré sa batterie à cheval, j’étais bien contente ces jours-ci qu’il ne pût partir avec ses camarades. Il enrageait déjà suffisamment d’être obligé de donner des hommes pour ce métier-là, et je voyais toutes les familles d’artilleurs désolées du départ de leurs maris destinés à jouer un rôle odieux ou ridicule. C’est ce qui est arrivé pour plusieurs localités de la montagne des environs de Clermont, où l’on avait organisé la résistance.
J’avais oublié de vous parler de l’entrée jeudi dernier du général Gallieni. Nous avons vu admirablement ce beau défilé du toit de la chefferie, où un officier du génie de nos amis m’avait fait monter avec tous les enfants. Le nouveau commandant du 13e corps a une tournure très jeune, mais il a le visage fatigué et l’on dit qu’il a une dysenterie perpétuelle. Nous ne savons trop que penser de lui, car les avis sont très partagés : les uns disent que c’est un vrai militaire, sans parti pris d’opinion, d’autres qu’il est franc-maçon, ce qui a fait sa fortune, et qu’à Madagascar, il a beaucoup laïcisé et a travaillé de son mieux contre les missionnaires catholiques — son discours d’entrée pouvant du reste être assez mal interprété dans ce sens. Le général d’Entraigues a au contraire répondu avec énormément de chic et d’élévation de pensée.
Nos garçons ont eu deux jours de congé mercredi et jeudi pour compenser les jours gras, qu’on passe sous silence dans les établissements religieux. Il faisait un temps admirable et nous avons passé la journée au parc Bargoin, mais la chaleur était telle que, malgré les chapeaux de paille, je les ai tous ramenés avec mal à la tête. Aujourd’hui, Charles et Henri ne sont pas allés en classe, et je commençais à me bien tourmenter à ce sujet, mais cette après-midi, je crois qu’il s’agit simplement d’une violente migraine ou coup de soleil et qu’il n’y paraîtra plus demain.
Je suis bien contente de savoir que papa va mieux ; il est probable que cette toux passera dès qu’il pourra s’aérer sérieusement.
Quant à la tante, si vous voulez lui parler de la montre de Charles, je ne demande pas mieux, étant très timide pour demander les choses, surtout à quelqu’un qui nous a fait un si beau cadeau il y a peu de temps.
Je viens de lire un livre qui m’a beaucoup intéressée : Angélique Arnaud, de Reynès-Monlaur. Cette histoire de Port-Royal, dont je ne connaissais pas grand-chose, m’a fait grand plaisir à lire. Je lis toujours aussi les mémoires du général Trochu (ce cousin inconnu), mais je le trouve réellement un peu ridicule, attaquant tout le monde pour se défendre.
Les Jaillard sont au troisième ciel ; on cherche un appartement pour le jeune ménage entre le bureau de mon beau-frère et la gare ! afin de pouvoir aller plus facilement à Saint-Étienne. Le mariage aura lieu tout de suite après Pâques, car il y a aussi les élections, le ballottage, etc., etc., et il faut qu’on soit, ou revenu de voyage, ou pas encore parti. La première communion de Charles le 6 ou le 7 mai et un baptême à Paris chez les Henri Mayet (où mon beau-frère doit être parrain) empêchent de le remettre à plus tard.
Je ne comprends pas comment vous ne parlez pas à tante Gabrielle du projet de son fils ; nous faisons moins de cachotteries dans notre famille.
Adieu, chère bien-aimée Maman, nous vous embrassons tous deux mille fois.
Const. J.
Clermont, [mercredi] 14 mars [19]06.
Ma chère Maman, je vous remercie beaucoup d’avoir écrit à tante Tabareau pour la montre de Charles, ainsi que du beau cadeau que vous m’annoncez pour ce cher petit. Nous ne savons pas encore quelle en sera la destination, voulant attendre de connaître ce qu’il recevra et ce qui lui manquera : je pense que Mme Laprade lui donnera peut-être le cadre du beau christ que nous avons acheté de sa part l’année dernière pour Pierre ; il aura le livre d’heures de Mme Beaudot, et s’il est trop élégant et pas assez complet, nous achèterons un autre paroissien de moindre valeur avec tous les offices. Nous demanderons probablement le chapelet à son parrain Pierre Jaillard, puis la chaîne de montre en argent ou L’Imitation à l’oncle Neyrat. Charles a déjà des évangiles, et comme livres, ce serait bien suffisant.
Nous avions envie d’acheter avec votre argent un lit (!) fer et cuivre comme celui de Pierrot. Avec le sommier, cela revient à peu près à 45 francs, mais Joseph a peur que vous trouviez cette idée bien saugrenue pour la circonstance. J’y fixerais un beau sacré-cœur brodé et cela deviendrait un objet presque pieux…
Merci aussi pour Saint-Joseph, mais ne recevant pas du tout actuellement à cause de notre deuil, je préfèrerais un petit palmier qui durerait, ou bien alors une toute petite boîte de fleurs pour parfumer le bureau de Joseph. Les temps sont réellement trop malheureux pour que l’on fasse des dépenses superflues. Espérons que nous reverrons quelques jours meilleurs pour 1907 et que nous pourrons aller fêter auprès de vous le plus nombreux possible la date du mois de mars chère à notre cœur.
Pour la fête de Joseph, j’ai eu l’idée de lui faire faire une petite gourmette d’argent pour sa grosse montre de poche, et que j’ai fait terminer, en guise de médaille, par un jeton de présence des Neyrat échevins de Lyon. Ce sera original et je n’aurai plus honte de la chaîne de dix-neuf sous de mon cher mari.
Tous les garçons viennent d’être bien enrhumés : j’ai gardé Henri toute une semaine à la maison, et depuis lundi, c’est lui seul qui va en classe, et ses deux frères à leur tour restent au logis. Il y a énormément de grippes en ce moment. La pauvre Mme Beaudot n’a pas eu de chance, car elle a été malade pendant tout son séjour à Toulon, et son mari, qui est rentré la semaine dernière, a été obligé de la laisser là-bas avec une forte bronchite… Elle ne pourra se mettre en route pour rentrer que la semaine prochaine. Je l’attends impatiemment pour lui voir commencer le missel de mon neveu Jean Jaillard, ainsi que porte-monnaie et porte-cartes commandés de Lyon !
Nous venons de recevoir la lettre de faire-part de la tante Sélima ; j’avais écrit à Berthe, qui m’a répondu, et je vais aussi envoyer un mot à tous les autres. Je n’ai pas l’adresse d’Émilie de Montgolfier ? On me demandait l’autre jour le nom de la femme de Gaston, et je n’ai pas su m’en souvenir ? Il paraît en effet que le malheureux va un peu mieux. Quant à Victoire, j’irai savoir des nouvelles ici chez Mme de Matharel, qui est venue m’en donner il y a quelques jours.
Je ne me souviens pas si je vous ai envoyé une des dernières photographies de Magdeleine, debout, appuyée à un fauteuil d’enfant, avec un grand col sur sa robe de velours ? Sinon, je vous en enverrai une.
Adieu, chère Maman ; embrassez papa bien tendrement et recevez toutes nos tendresses.
C. Jaillard.
Il paraît que la fille du général Gallieni (mariée depuis quelques mois) a été élevée chez les ursulines, que son frère (qui n’a pas terminé ses études) les a commencées dans des établissements religieux et est actuellement à l’école Fénelon à Paris. C’est une bonne note, qui nous fait plaisir après ce qui nous avait été dit.
Le général d’Entraigues m’a dit l’autre jour que le colonel Nadal lui avait dit que Joseph était un officier hors ligne, qu’il l’avait appuyé de son mieux cet hiver, mais qu’on lui avait répondu qu’il y avait quelque affaire de casserolage…
Clermont, [mardi] 20 mars [19]06.
Ma chère Maman, je vous fais toutes mes excuses de n’avoir point encore répondu à la lettre chéquarde de papa, mais nous avons eu du monde ces jours-ci, et je n’ai pas eu littéralement une minute à moi. Nous vous sommes très reconnaissants de votre beau cadeau au petit Charles et nous emploierons cet argent probablement comme je vous le disais, puisque ce sera à la fois utile et agréable à l’enfant. Quant à la fête de Joseph, vous êtes trop bons de le gâter ainsi, et cette somme passera plus utilement qu’en fleurs, qui ne sont malheureusement pas trop de saison cette année. J’en ai reçu pourtant un carton, d’admirables violettes de Parme de Toulouse envoyées par mon fidèle et vieil amoureux l’oncle Laurent…
Joseph me charge de vous remercier beaucoup ; nous lui avons fait une jolie fête dimanche matin au retour de la messe, et les enfants lui ont offert de modestes plantes de jacinthes qu’on est allé ensuite planter dans le petit jardin.
Je suis très contente que la tante veuille bien offrir la montre de Charles ; il a reçu hier une jolie médaille de Mme Marchand, qui est en séjour à Clermont et que nous avons reçue plusieurs fois ces jours-ci.
(J’avais su par la tante elle-même au mois d’octobre qu’elle avait payé à Luisa des arriérés de comptes, mais j’avais compris que c’était l’année dernière et je n’avais pas su que c’était pour une aussi grosse somme. La tante me l’avait dit un jour que nous causions de budget et que je lui disais que nous étions très justes comme revenus, mais que, Dieu merci, tout était payé à mesure et que nous n’avions pas un sou de dettes.)
Voici le mauvais temps qui recommence, avec vent et bourrasques de neige, après quelques jours d’une chaleur presque pénible. Les enfants vont bien, quoique Charles tousse encore un peu la nuit, ce qui nous oblige à quelques promenades pour lui administrer à boire chaud ou du sirop.
M. Beaudot est parti chercher sa femme, et ils doivent arriver ce soir ; avec ce vilain temps, cela va faire un transit désagréable.
Nous aurons aujourd’hui Auguste Rivet, qui plaide à Riom, et j’ai invité les L’Ébraly pour dîner avec lui ce soir. M. L’Ébraly est en correspondance avec lui sans le connaître. Je suis bien contente de voir ce brave Auguste.
Adieu, chère Maman ; je vous écris un peu à la hâte, ne voulant pas encore manquer ce courrier. Mille tendresses et remerciements à tous deux.
Const. Jaillard.
Clermont, [dimanche] 25 mars [1906] soir.
Ma chère Maman, je ne sais pas si je vous ai écrit depuis que nous avons eu la visite d’Auguste Rivet mardi dernier ? Il est arrivé à 4 heures, nous l’avons fait dîner à 7 heures avec nos amis L’Ébraly (il avait été souvent en correspondance avec M. L’Ébraly sans le connaître), et après une bonne soirée, que nous avons prolongée bien tard pour avoir le plaisir de causer un peu de la famille, il est allé coucher à l’hôtel Terminus pour repartir le mercredi matin à 4 heures ! Nous avons eu par lui bien des détails sur la tante Tabareau, qui semble absolument remise mais qui continue à faire tous ses préparatifs pour le grand départ. J’espère bien que nous la reverrons cet été quand nous passerons à Lyon. Je regrette que le mariage de mon neveu ait lieu à Saint-Étienne et probablement pendant les vacances de Pâques, ce qui nous donnera le désir de vite rentrer chez nous à cause des enfants. Sans cette raison, nous aurions peut-être poussé jusqu’à Lyon.
Voici les élections fixées au 6 mai, le jour de la première communion de Charles, ce qui va nous priver de tous les hommes de la famille. Nous comptions avoir mon beau-frère Pierre, qui est son parrain, puis mon oncle Neyrat, qui semble en bon état de santé actuellement. Déjà privés de vous deux, nous serons bien navrés si nous n’avons personne de notre famille.
Nous avons depuis lundi dernier un froid très rigoureux avec beaucoup de neige, succédant à une chaleur extraordinaire ; les enfants sont tous guéris de leurs rhumes et les parents vont bien. Pourtant, j’ai eu encore cette douleur au pied qui doit être un vulgaire petit rhumatisme. Joseph trouve toujours que je ne mange pas assez et voudrait stimuler mon appétit, mais quand j’augmente mes repas, cela me fatigue l’estomac.
Aujourd’hui, adoration perpétuelle au petit séminaire avec nombre d’exercices religieux auxquels j’ai accompagné les enfants à toutes les heures de la matinée et de la journée. Comme le temps n’était pas agréable, on ne regrettait pas de n’avoir point le temps pour se promener.
Je n’ai rien d’intéressant à vous raconter aujourd’hui et vous envoie mon " Petit Cœur " pour combler le vide de ma lettre. Elle est tellement gentille, notre petite mignonne, mais tellement gamine aussi qu’elle fait de nous tout ce qu’elle veut. Adieu, chère Maman, mille tendresses à tous deux et bien des choses aux Henry.
Const. J.
Clermont, [mercredi] 4 avril [19]06.
Ma chère Maman, je pense que Mariano a dû vous quitter et qu’il a bien profité de son petit séjour à Tamaris avec le beau temps dont vous devez jouir depuis quelques jours. S’il pouvait durer pour les vacances de Pâques, nous serions si contents de mettre à exécution le petit tour au Mont-Dore dont je rêve depuis dix ans ! Nous emmènerions nos deux aînés qui se promettent aussi une grande joie de cette excursion. Mais il faut de la chaleur pour fondre les neiges du Sancy, que nous voudrions ascensionner, puis faire le pèlerinage fameux de Vassivière.
Ces jours-ci, on s’occupe des retraites de carême : j’en suis une à la cathédrale l’après-midi et les enfants commencent demain. Françoise y va tous les matins à cinq heures et demie, et la semaine prochaine, ce sera le tour de Joseph et des deux domestiques hommes.
Nous avons de nombreux départs dans la garnison : d’abord les Gagnon, qu’un cinquième galon emmène à Toul !… Or, M. Gagnon ne veut pas y aller et il demande sa mise à la retraite pour aller se fixer à Lyon avec sa famille. Ils ont une grosse fortune et des propriétés importantes près de Mâcon qu’il leur sera plus facile de surveiller de là-bas. D’autres ménages partent aussi, qui vont faire du vide dans notre cercle habituel.
Mariano se fait de grandes illusions au sujet de Joseph, attendu [1°] que pour passer commandant l’année prochaine (comme vous le dites), il aurait fallu être au tableau cette année, 2° que l’hiver prochain, il n’y a plus aucune chance pour qu’on s’occupe de lui, et 3° que s’il passe jamais à l’ancienneté, avec le peu de nominations que l’on fait dans l’artillerie, il faudrait encore plus de quatre ans pour écouler les numéros avant lui, et dans quatre ans, il arrivera à l’âge de la retraite. C’est donc un calcul très simple à faire et qui, malgré toutes les assurances optimistes des uns et des autres, ne peut avoir d’autre solution.
Du reste, d’ici là, et du train dont vont les choses, il faudra s’estimer heureux d’avoir encore sa tête sur ses épaules. Cette pauvre France nous semble de plus en plus malade, et voilà qu’aux douloureuses profanations des églises viennent s’ajouter les horreurs de la catastrophe de Courrières, qui dépassent en épouvante tout ce que l’on pouvait imaginer. Des dépêches affichées dans la ville nous ont appris ce soir qu’on avait encore découvert un mineur vivant après vingt-quatre jours d’agonie dans cet enfer. C’est à vous faire dresser d’horreur les cheveux sur la tête…
Voici les élections encore renvoyées, et la réunion des évêques peut-être aussi retardée de ce fait. J’espère que cela ne changera rien pour nous ici et que la première communion restera fixée au 16 mai. La date du mariage de mon neveu va être probablement changée, puisque Jean voulait ne pas être parti ou être revenu de son voyage de noces pour les élections. Il y aura un dîner la veille à Montravel, propriété que possèdent les Guitton aux environs de Saint-Étienne. Le mariage aura lieu dans une chapelle. Le jour du mariage, déjeuner de famille où nous serons fort nombreux car ce sont des tribus !
Je mettrai la veille la robe de soie noire que vous m’avez donnée avec un corsage bas dont on voilera le décolletage par un boléro fait avec mes points de Venise (une sorte de boléro-col à petites manches courtes dont nous avons vu un modèle ravissant)…
Le jour du mariage, j’aurai une belle robe en mousseline de soie noire garnie de volants de Chantilly et d’étroits velours noirs que j’ai perlés (en paillettes noires) dans le courant de mon hiver. Cette robe de mousseline de soie sera passée sur un transparent en satin merveilleux blanc dont Marie Jaillard m’a fait cadeau pour ma fête. Je crois que ce sera très joli. Avec cela, probablement un chapeau tout en fleurs de mauve, hélas (puisque nous ne quittons pas le deuil).
Vous ai-je dit que nous venions de lire un ouvrage absolument sanglant d’André Gaucher : Son Excellence M. Merlou ? Je le recommande à papa, car il est bon de connaître à fond la malpropreté de nos gouvernants. Le livre a paru en février.
Adieu, chère bien-aimée Maman. Nous vous embrassons tous deux mille fois.
Constance J.
Clermont, [lundi] 9 avril [19]06.
Ma chère Maman, j’allais me coucher avec le remords de ne pas vous avoir écrit aujourd’hui, puis un beau mouvement m’a ramenée près de mon encrier, et je vous griffonne ces quelques pages à 11 heures du soir.
Hier, dimanche des Rameaux, la journée a été très absorbée par les offices, les enfants ; et le soir, la réunion hebdomadaire de musique, qui est transportée au dimanche depuis le carême.
Aujourd’hui, c’était mon dernier lundi avant les vacances, et j’ai eu du monde toute la journée, puis à dîner le capitaine Mignot, dont la femme est à Lyon actuellement. C’est un ancien camarade de Victor, du lycée, de Saint-Cyr et de l’École de guerre, et il aime à me parler de lui en rappelant leurs communs souvenirs de jeunesse. Comme lui, il est au tableau et passera commandant en même temps que Victor. Ces messieurs sont allés ensuite au sermon à la cathédrale, où il y a un bon prédicateur pour la retraite des hommes.
J’ai reçu une lettre de Mme Bertrand, qui me dit qu’on parle de Mariano à Grenoble comme successeur du lieutenant-colonel de La Pintière aux chasseurs alpins. Nous en serions bien heureux et souhaitons que cela réussisse.
Vous me dites que Luisa ne répond pas à vos questions relativement aux ressources qu’aurait le jeune ménage, et de son côté, Luisa me dit que vous ne répondez pas à ses lettres !… Je n’y comprends plus rien. Il est de toute évidence qu’il faudrait assurer une situation à Régis, puisque M. Charrat offre de le prendre et qu’on ne pourrait pas faire ce mariage avant que Régis ait quelque chose de fixé à ce sujet. Mais il faut bien se mettre dans la tête que c’est un garçon très difficile à marier à cause des questions de santé de sa famille et qu’il ne retrouvera peut-être jamais tant de qualités réunies dans un mariage. Cette jeune fille, en somme, lui apporterait à peu près la même dot que Mlle Guitton à mon neveu ; plus tard, elle aura une jolie fortune. Nous croyons donc que, très sérieusement, il faut examiner ce projet et conseiller Luisa, qui se sent bien seule pour prendre des décisions aussi graves…
Je suis bien contente de vous sentir entourés d’une partie de vos enfants et petits-enfants et vous charge de toutes mes affections pour mes belles-sœurs, spécialement pour France… Joseph m’emmène coucher ! Je n’ai que le temps de vous embrasser bien tendrement en vous remerciant pour les petites chemises annoncées. Encore nos tendresses à tous deux.
Constance.
Clermont, [vendredi] 13 avril [19]06.
Ma chère Maman, je n’ai pas encore reçu de lettre de Luisa me confirmant la nouvelle que vous me donnez, mais nous pensons aussi que la chose doit être décidée en principe pour le plus grand bonheur de Régis.
Et au fait, plus nous y réfléchissons, Joseph et moi, plus nous trouvons que c’eût été extrêmement imprudent d’écarter cette idée de mariage, les conditions de jeune fille et de famille étant telles que Régis ne pouvait pas espérer voir se renouveler cette chance juste au moment où son âge et sa situation plus établie eussent rendu la chose plus raisonnable.
Joseph, qui met comme première qualité dans un mariage : la santé, me dit que dans les conditions où se trouve Régis et avec son grand désir de se marier, il n’hésiterait pas une minute à l’approuver des deux mains dans son choix. J’espère que cette brave Luisa aura été bien éclairée par ses lumières d’en haut et que tout se conclura pour le plus grand bonheur de son fils, que nous aimons si tendrement. Mais que de soucis, mon Dieu !
Chez ma belle-sœur, on est aussi plongé dans tous les préparatifs de la noce ; eux en sont maintenant au second acte, qui consiste à s’occuper de la corbeille et à préparer un appartement. Ils viennent d’en louer un de cinq pièces seulement (gare la future famille !) dans la rue Sala, n° 5. Prix raisonnable, bien agencé et agréable. Le mariage aura lieu probablement le 8 mai ; nous logerons tous, la veille, chez les Guitton, qui ont une assez vaste installation à la campagne, et la semaine suivante, les Pierre Jaillard viendront à Clermont pour la première communion de Charles.
J’ai reçu une lettre de tante Rivet m’annonçant l’arrivée de la montre de mon fils, ainsi que d’une gourmette offerte par ce bon Auguste, qui traite mes enfants comme des neveux. Je vais vite confectionner quelque chose de joli pour Cécile et pour Caroline.
Les enfants vont être en vacances à partir de ce soir, et nous projetons d’aller tous au sermon de la Passion à la cathédrale, où il y a un très bon prédicateur, extrêmement érudit et intéressant : le chanoine de La Villerabel.
Voici la pluie ce soir pour terminer le Vendredi saint. Que de tristesses de tous côtés et de menaces dans l’air, sans compter ces épouvantables catastrophes qui nous glacent de terreur ! Toutes les permissions sont suspendues à cause des grèves, et après avoir marché contre les églises, il faudra défendre la peau de ces bourgeois imbéciles.
Adieu, chère, chère Maman ; nous sommes bien unis de cœur avec vous.
Const.
Clermont, mardi soir 17 avril [1906].
C
Ma chère Maman, j’ai écrit tellement de lettres cette semaine que je ne me souviens plus si j’ai répondu à la dernière reçue de Tamaris. Au matin de Pâques, j’ai eu quelques pages de Luisa, très heureuse de la décision de son fils et m’annonçant les fiançailles pour le soir même. Voilà au moins un mariage qui n’aura pas traîné, et je vois le moment où il se fera avant celui de mon neveu Jaillard, dont on parle pourtant pour le 8 mai !
En somme, nous croyons que Régis fait une très bonne affaire et nous avons toute raison de nous réjouir, car cette jeune fille est charmante, dit-on, et elle aura une belle fortune plus tard.
Luisa me dit qu’on parle du commencement de juin pour le mariage ; je voudrais bien que ce fût avant le 10, ou même avant la Pentecôte, afin que nous puissions y aller, car Joseph va être pris par ses écoles à feu, et je n’irai pas sans lui, bien entendu. Ce sera une occasion de nous retrouver tous qui nous fera un immense plaisir.
Si le mariage de Jean Jaillard est fixé au 8, ce sera la semaine de liberté de Joseph ; aussi faisons-nous toutes sortes de plans : entre autres celui de partir la veille à 5 heures du matin, car nous n’avons pas de train plus tard nous amenant à Saint-Étienne assez tôt pour repartir pour Montravel. Le soir du mariage, même inconvénient : nous n’aurons plus de train pour rentrer à Clermont, et je fais le projet de prendre un billet aller et retour Saint-Étienne – Lyon pour aller coucher chez Luisa, passer avec elle la matinée du lendemain, voir la jeune fiancée et tante Tabareau, et revenir par Saint-Étienne, Thiers, à Clermont par le train d’une heure. Joseph resterait deux jours de plus à Lyon, voulant aller à Ambérieu et voir un peu plus longuement la famille.
Aujourd’hui, nous avons reçu un télégramme nous annonçant la mort, prévue depuis quelque temps, de notre oncle Perret. Joseph, qui est à l’attache au quartier cette semaine, ne peut absolument pas aller aux funérailles, qui ont lieu jeudi. C’est un gros regret pour lui, mais il sera déjà obligé de se faire remplacer pour la première communion de Charles, peut-être pour le mariage de Régis, et il ne peut abuser de ses camarades ni ennuyer le colonel par des demandes perpétuelles de permission.
Nous avons passé une belle fête de Pâques avec tous nos chers enfants et le ménage Beaudot, que nous avons eu à déjeuner.
J’occupe les enfants de mon mieux sans l’aide de Joseph, qui est très pris ces jours-ci. Hier, nous avons passé, par un temps délicieux, la journée au parc Bargoin avec nos amis Beaudot. Aujourd’hui, j’ai mené toute la bande s’ébattre toute l’après-midi dans une magnifique châtaigneraie à une demi-lieue de Beaumont. Je m’assois sur un tronc d’arbre et je fais la lecture pendant que les enfants s’amusent. Nous avions mené avec nous Geneviève L’Ébraly, dont la maman est encore au lit pour un accroc de santé. Demain, grand départ de toute la journée en break pour aller déjeuner à La Fontaine du Berger, et jeudi, les enfants sont invités avec moi à la campagne chez la comtesse de Buyer, qui nous a pris en grande tendresse.
Tante Rivet a envoyé à Charles un livre qui me fait bien plaisir : c’est la Quinzaine de Pâques. Nous n’avons pas encore acheté le lit de votre part, car il nous faut prendre des mesures dans la chambre ; dans tous les cas, l’argent est mis de côté dans ce but.
Adieu, chère Maman, mille choses affectueuses à tous là-bas, et recevez les tendresses de nos enfants.
Const.
Clermont, le [lundi] 23 avril 1906.
Ma chère Maman, je reçois ce matin votre lettre du 21 et vous y réponds de suite pour éviter de nouveaux croisements de correspondance. Luisa m’écrit aujourd’hui que la date du mariage de Régis est fixée au lundi 28 mai. J’espère que cette date ira à tout le monde. J’allais justement écrire à Luisa de ne pas s’inquiéter de nos convenances, attendu qu’on est peu certain du lendemain dans le temps où nous vivons et qu’un officier peut d’un jour à l’autre être retenu à son poste. J’allais lui dire qu’entre le 5 et le 7, nous préférions beaucoup le 7, car les enfants ont quatre jours de congé pour la Pentecôte, et Joseph ne voulait pas les laisser dans ces conditions. Si c’est le 28, l’inconvénient n’existe plus pour nous, et je voudrais bien que cela vous allât à tous.
Mais quel mois chargé pour nous ! un mariage le 8, une première communion le 16, un autre mariage le 28 !… Cela va faire de grosses dépenses, mais comme il semble que nous arrivions à la révolution ou à la fin du monde, notre modeste fortune n’est pas plus en sûreté dans les coffres du Crédit lyonnais. Monsieur de Torsiac (directeur de la Société générale à Périgueux) disait à Joseph qu’on avait pris des mesures pour ensabler et inonder immédiatement les caves afin d’éviter le pillage.
Nous sommes comme vous absolument terrorisés en lisant les journaux ; c’est bien vraiment la main de Dieu s’abattant sur le genre humain et le commencement de l’abomination de la désolation dont parle l’Écriture…
La mort terrible de ce malheureux Gaston m’a profondément impressionnée ; que de deuils et de douleurs pour tous !…
Je ne suis pas de votre avis pour le cadeau, que vous pensez faire très beau avec 500 francs. Ils devraient acheter des couverts, puisque tante Tabareau donne le piano. À ce sujet, j’ai écrit à Luisa que Joseph avait autrefois de très fortes réductions sur le prix des pianos, et qu’il serait bien aise, si on lui fait les mêmes avantages, d’en faire bénéficier tante Tabareau.
Comme toilette, votre velours violet (le velours et le violet sont très à la mode) se porterait très bien encore à la fin de mai ; vous pourriez faire faire un beau fichu, col ou pèlerine de dentelles blanches ; il y en a de très grandes variétés de modèles.
Si vous avez l’idée de faire ranger vos dentelles noires sur votre soie noire, ce serait aussi très joli. Je sais que ma belle-sœur fait quelque chose d’analogue pour le mariage de son fils. Pour moi, c’est gaze de soie noire et Chantilly sur fond de satin blanc, don gracieux de ma belle-sœur. Je vais me décider à un chapeau noir et blanc, au lieu de violet comme je l’avais pensé d’abord.
Je suis obligée de vous laisser brusquement, car on vient me chercher pour voir un travail de missel que j’ai fait faire à Mme B[eaudot]. Adieu, chère et chère Maman ; à bientôt.
Const.
Clermont, [dimanche] 29 avril [19]06.
Ma chère Maman, on fait à Clermont aussi de formidables préparatifs de défense pour le Premier mai ; Joseph, avec tous les officiers de la garnison, ne quittera pas son quartier depuis 6 heures du matin. Il y couchera peut-être. Défense aux ordonnances de mettre les pieds dehors ; nous gardons le nôtre à la maison et François fera les courses indispensables. Ici, je crois qu’il n’y a absolument rien à craindre, mais dans les grandes villes et centres industriels, tout est à craindre.
Au milieu de cela, préparatifs de première communion et de noces. Je n’ai même pas pu essayer mes robes, car j’ai été prise ces jours-ci par des douleurs névralgiques dans le dos qui n’ont cédé qu’à l’aide de sinapismes. Je n’ai donc pas bougé de chez moi ces jours-ci, et c’est Joseph qui s’est occupé des enfants pendant les derniers jours des vacances. Ils sont rentrés vendredi matin, et je sors aujourd’hui pour aller à la messe. Il fait du reste un temps affreux — pluie à Clermont, neige sur le puy de Dôme —, et nous continuons à nous chauffer.
Nous avons été douloureusement émus vendredi par un télégramme de Paris nous annonçant la mort d’une ravissante petite fille de 19 mois de notre cousin le docteur Henri Mayet. Cette enfant, dit la dépêche, a été tuée par un meuble dans le nouvel appartement où ses parents s’installaient rue de Varenne. C’est épouvantable et nous nous demandons ce qui est arrivé ! Ces pauvres Mayet, déjà si éprouvés cette année, ont deux petits garçons, et on attend un autre bébé dans huit jours !…
Ici, nous avons la charmante femme du colonel Nérand, du 121e, qui est au plus mal depuis quatre jours sans qu’aucun docteur puisse dire de quelle maladie : elle a beaucoup de fièvre et ne peut respirer. C’est une utile mère de famille de quatre garçons, et on se demande vraiment ce que le bon Dieu fait en frappant des gens si nécessaires.
Nous étions très bien avec les Nérand et madame, très bonne musicienne, avait fait il y a peu de temps de la musique à deux pianos avec Joseph et Mme la générale d’Entraigues.
Je réponds à vos questions, ma chère Maman : papa peut très bien aller au mariage de Régis en redingote et cravate blanche ; cela se fait parfaitement l’après-midi. Pour votre chapeau, cela me paraît fort bien, à la description. Et pour vos dentelles noires ou blanches, vous pouvez les utiliser en pèlerine, col, boléro ou écharpe, très à la mode cette année.
À quel hôtel descendez-vous à Lyon ? Nous bouleversons toutes nos combinaisons pour la vingtième fois, les Jaillard ne pouvant se décider à choisir une date. Du reste, on parle maintenant du 26, et cela nous serait à peu près impossible d’assister aux deux mariages, ne pouvant laisser les enfants cinq jours (!) sans nous. Si la date du mariage de Jean est le 29 et que Joseph puisse se faire remplacer (car c’est sa mauvaise semaine), nous partirions l’après-midi du dimanche, pour arriver à Lyon pour coucher ; lundi, mariage de Régis, lunch. Nous renoncerions au dîner de la veille chez les Guitton à la campagne, car ce serait trop précipité, puis nous préférerions rester à Lyon avec vous tous en famille le soir. Nous partirions le mardi matin de bonne heure par Saint-Étienne, habillage à l’hôtel, conduite à la campagne (commune de Villars, à 6 kilomètres de Saint-Étienne), assisterions au mariage, lunch, recoucherions le soir à Saint-Étienne (car nous ne pourrions rentrer à Clermont) et repartirions le mercredi à l’aube pour être chez nous le mercredi à midi. Tout cela sera très bien si le mariage de Jean est le 29 et si Joseph peut se rendre libre. Je serais navrée si nous étions empêchés au dernier moment par le service de mon mari et je regretterais bien aussi nos frais de toilette. Comme chapeau, je le fais noir et blanc, décidément.
Adieu, chère, chère Maman ; nous vous embrassons mille fois.
Const. J.
Luisa nous envoie une photo de la jeune fiancée, qui nous semble agréable et de jolie tournure.
Clermont, [jeudi] 3 mai [19]06.
Ma chère Maman, vous avez dû voir par les journaux que la journée du 1er mai avait été des plus calmes pour Clermont, et que les énormes préparatifs militaires n’avaient pas été utilisés. Joseph, parti à 5 heures du matin pour le quartier, n’est rentré qu’à 10 heures du soir. Il nous avait fait beaucoup de recommandations en partant, mais tout ayant été des plus tranquilles, nous sommes sortis comme à l’ordinaire, les enfants sont allés en classe, et les filles se sont promenées paisiblement avec moi.
Par exemple, à peine étions-nous couchés, à 11 heures du soir, qu’on est venu carillonner à la porte pour donner ordre à Joseph de faire tenir prêts des escadrons pour les grèves de Saint-Étienne et autres lieux !… Les artilleurs sont absolument furieux ; eux qui ne doivent jamais marcher qu’avec des canons sont employés maintenant à charger comme de la cavalerie ordinaire ou à marcher comme l’infanterie. Tout le reste en souffre, il n’y a plus ni instruction ni préparation, et nous arriverons, avec ce métier-là, à n’avoir plus d’armée. Que tout cela est triste et quel dégoût de tout l’on éprouve parfois !
Nous allons, j’espère, nous reposer de toutes ces tristesses avec notre première communion le 16 ; nous espérons un peu que l’oncle Neyrat pourra venir avec Pierre et Marie Jaillard. Il le fera s’il se sent assez fort pour affronter ensuite la fatigue du mariage de mon neveu, qu’il doit bénir. Nous voudrions bien que ce soit le 29, afin de ne faire qu’un voyage et d’éviter quelques frais, car cela nous fait un terrible mois de mai avec une première communion et deux mariages ! Il s’agira de faire quelques économies après… Nous avons commandé pour Régis une douzaine de couteaux de table, une douzaine de couteaux à dessert et le service à découper (en nacre blanche avec viroles et bouts d’argent aux manches). Je crois que ce sera bien joli. Pour Jean Jaillard, nous avons donné un fort beau missel fait par notre amie et dans le genre de celui donné à Cécile. Devant, les armes de la famille Neyrat avec une belle ornementation, et derrière, le monogramme du Christ avec la devise : Dieu vous garde. Mme B[eaudot] a fait pour Charles un superbe missel dont il ne se servira pas souvent !
Si le mariage de mon neveu Jean a lieu le 29, nous ne logerons pas chez les Jaillard, car leur maison sera bien encombrée, et ils auront bien à faire. Nous pourrions descendre à l’hôtel de Rome le dimanche très tard et y coucher par conséquent deux nuits. Mais si vous êtes hôtel Bellecour, c’est là que nous irons, car cette petite entrevue sera si courte qu’il vaut mieux loger au même endroit pour se profiter un peu. Est-ce que les Mariano et les Victor viendront ? Quels cadeaux font-ils à Régis ? Combien de temps restez-vous encore à Tamaris ?
Je vous embrasse mille et mille fois.
Constance.
Clermont, [mardi] 8 mai 1906.
Ma chère Maman, une lettre de tante Gabrielle reçue à l’instant me donne de vos nouvelles, ce qui me fait toujours un bien grand plaisir. Tante Bravais a la bonté d’envoyer à Charles un ravissant petit portefeuille, qui fait le bonheur de mon fils. J’attends qu’il ait une minute de liberté pour remercier sa tante, qui est vraiment trop bonne d’avoir pensé à lui. On a un peu honte d’être toujours pour sa famille une occasion de dépense : tantôt des baptêmes, des premières communions, des mariages. Bref, c’est un impôt perpétuel qui me rend bien confuse.
Voici la chaleur depuis deux jours, arrivant si brusquement que nous fermons seulement aujourd’hui nos fourrures, qui ont marché jusqu’à présent. Je remets ma maison en ordre en l’absence de Joseph, qui est parti hier pour Lyon et Ambérieu. On le pressait tant d’aller là-bas qu’il n’a pas voulu attendre la semaine du mariage de ses neveux (semaine, du reste, où il ne sera pas libre et sera obligé de demander un remplaçant).
Puisque le mariage de Jean Jaillard a lieu avant celui de Régis (le 26 mai), la maison de ma belle-sœur sera un peu débarrassée, et j’espère que nous pourrons loger chez elle le samedi au retour de Saint-Étienne. Cela nous évitera deux nuits d’hôtel. Nous pourrons nous voir paisiblement le dimanche, et nous repartirons le lundi pour Clermont à 4 h 23. J’espère que le lunch sera terminé à cette heure-là et qu’en nous pressant un peu, nous pourrons prendre ce train, ce qui nous accommoderait fort, ne voulant pas trop laisser nos enfants sans nous. Aurez-vous un dîner la veille, pour le mariage de Régis ?
Charles reçoit, comme son frère, beaucoup de cadeaux : l’oncle Laurent lui a envoyé un superbe buvard qui lui fait bien plaisir. Vous ai-je dit que tante Rivet lui avait donné une belle Quinzaine de Pâques ?
J’ai beaucoup à faire ces jours-ci pour tous mes derniers préparatifs ; aussi ne puis-je vous écrire bien longuement.
Mme Nérand a une pleurésie, succédant à un état que l’on croyait être une de ces méningites à forme nouvelle. On dit qu’elle s’en sortira. Un enfant Gagnon a été aussi en danger par une bronchite, suite de rougeole mal sortie.
Tous les nôtres vont très bien.
Adieu, chère et chère Maman ; mille tendresses.
C. J.
Et ces horribles élections ! il y a de quoi donner la chair de poule…
Clermont, [mardi] 15 mai 1906.
Bien chère Maman,
Vous ne me dites pas le jour de votre départ et je vous écris à tout hasard à Yenne, où ma lettre vous attendra peut-être. Il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, puisque vous me demandez si Joseph est allé à Lyon : il est parti en effet lundi dernier pour revenir mercredi soir ici après une journée passée à Ambérieu. Vous voyez qu’il n’a pas perdu son temps, puisqu’en arrivant, il est allé voir tante Tabareau, l’oncle Neyrat, Luisa ; dîner chez ma belle-sœur, coucher chez elle ; le lendemain, déjeuner à Ambérieu ; le soir, retour à Lyon, où il était invité par ses vieux amis Chartier et Mortamet, et mercredi matin, départ pour rentrer au foyer familial.
J’ai eu tellement à faire ces jours-ci qu’il m’a été impossible d’écrire, car j’avais encore assez de choses en retard à terminer avant le grand jour. Ce qui a compliqué les choses a été que depuis huit jours, Lison est toute languissante, ne mangeant rien, très jaune, et naturellement, je me suis un peu monté la tête à son endroit. Elle a eu un petit semblant de fièvre qui paraît avoir cédé, mais je suis bien contrariée car depuis sa maladie de décembre, elle allait fort bien et avait une mine superbe. Si elle avait la moindre chose, adieu les noces et le plaisir que je me promets de vous revoir tous !… Je ne sais encore où nous coucherons à Lyon ; je verrai ce que ma belle-sœur me dira et si elle insiste pour nous avoir. Ce n’est que le dimanche soir que nous pourrons dîner avec vous (merci), car nous repartirons le lundi par le train de 4 h 23 et nous écornerons même un peu le lundi si c’est nécessaire.
Notre petit Charles est très très sage et très recueilli ; combien nous sommes heureux de le voir dans de telles dispositions !… Merci pour votre lettre ; il priera bien demain pour vous tous, et votre place vide nous serrera bien le cœur.
Nous vous embrassons, chers Parents bien-aimés, du fond du cœur.
Constance.
Nous serons contents quand vous aurez quitté Toulon.
L’oncle Neyrat ne vient pas ; nous n’aurons que mon beau-frère, ma belle-sœur et le petit Stanislas.
[Mercredi] 16 mai 1906.
Chère Maman bien aimée, combien nous vous avons regrettés tous deux aujourd’hui, en ce beau jour sans nuage qui va devenir pour nous encore une des plus heureuses étapes de notre vie !… Le petit Charles était si recueilli ce matin, si affectueux, et il a tant prié pour vous avec sa petite âme toute blanche… Il est plus expansif que Pierre et savait trouver un joli mot affectueux pour chacun, s’exerçant tous ces derniers soirs à faire prier sa petite sœur pour que le bon Dieu lui accordât la grâce d’une bonne première communion. Sur les onze premiers communiants du petit séminaire, il y avait cinq fils d’officiers (il y en a de sept familles différentes au petit séminaire), et je vous assure que c’était un beau spectacle de voir tous ces uniformes d’artilleurs agenouillés après les enfants à la table sainte.
Nous avons mon beau-frère et ma belle-sœur tout seuls, l’oncle Neyrat n’ayant pas eu le courage d’affronter le voyage si près de celui de Saint-Étienne. Ce soir, nous n’aurons donc qu’un dîner de famille, et c’est samedi que je recevrai M. le supérieur, plusieurs abbés du séminaire, M. le Curé, le capitaine Mulsant, le capitaine de Boutray (dont les fils ont fait leur première communion ce matin). Ce ne sera qu’un dîner d’hommes, et nous ne garderons à table que nos deux grands garçons.
Demain, messe d’actions de grâces et pèlerinage du petit séminaire à Notre-Dame-du-Port. Les enfants ont été confirmés après la messe ce matin. Mon beau-frère repart à 10 heures ce soir pour une réunion de maîtres de forges et un baptême chez nos cousins Henri Mayet. Ils ont eu hier une petite fille (heureusement), et cela les consolera peut-être un peu de leur malheur.
Adieu, chers Parents bien aimés ; combien nous vous aimons profondément et tendrement ! Je n’attends pas Charles pour envoyer ma lettre, car on ne nous le donne ce soir qu’à six heures et demie.
Encore adieu.
Constance.
Clermont, [dimanche] 20 mai 1906.
Ma chère Maman, ci-joint les images de première communion de Charles (les deux cènes pour vous et papa, les autres pour les bonnes, Christine et les petites fermières).
Nous sommes retombés dans la solitude bien vite après la première communion, car mon beau-frère Pierre est parti pour Paris le soir même baptiser une petite Mayet, et ma belle-sœur le lendemain soir pour Lyon, où elle a encore tant à faire avant le mariage de son fils.
Nous partirons décidément vendredi pour Saint-Étienne en emmenant Lison, qui mourrait d’envie d’assister au mariage de son cousin Jean et qui sera soignée et choyée par ses cousins Jaillard. Nous reviendrons le samedi soir coucher à Lyon chez ma belle-sœur et y laisser notre fille avec ses cousins pendant les deux après-midi où nous avons besoin de notre liberté à Lyon. Je suis bien aise de ne pas laisser tant d’enfants ici sans nous, et la facilité de laisser Lison chez ma belle-sœur m’encourage à l’emmener avec nous.
Je me réjouissais de vous voir un peu longuement dimanche, mais cela va être bien court, puisque vous arrivez si tard. Je vous remercie de votre bonne invitation à dîner pour le dimanche soir ; nous l’acceptons pour Joseph et moi, mais j’espère que vous pourrez peut-être ce soir-là nous réunir à nos frères et sœurs présents à Lyon, puisque le lundi, nous partirons à 4 heures. Du reste, le lundi, vous irez peut-être souper tranquillement chez Luisa. Enfin, chère Maman, vous nous feriez un bien grand plaisir (puisque vous avez l’intention d’inviter vos enfants à dîner) de les inviter pour le dimanche, à n’importe quelle heure. Nous déjeunerons le dimanche matin chez les Jaillard, et l’après-midi, nous irons voir tante Tabareau. Espérons que nous aurons un temps un peu moins froid que ces jours-ci ; nous avons recommencé à faire du feu et nous voici bientôt au mois de juin !
Hier soir, nous avons eu à dîner M. le supérieur du séminaire (qui est un homme bien éminent) et quelques abbés professeurs des enfants, puis des officiers pères des petits premiers communiants de mercredi. Nous n’avions que des hommes.
Aujourd’hui, fête de Notre-Dame-du-Port, qui n’attire plus la foule des étrangers de jadis, lorsque la procession existait.
Je monte à vêpres à la cathédrale avec Joseph et les enfants.
Adieu, chère, très chère Maman ; je vous embrasse tous deux bien tendrement.
C. J.
J’enverrai les images des petites fermières dans ma prochaine lettre.
[Clermont-Ferrand,] vendredi matin [25 mai 1906].
Ma chère Maman, nous sommes enchantés à la pensée de dîner et de passer la soirée en famille dimanche soir. Remerciez bien papa de cette gâterie à laquelle nous sommes très sensibles. J’irai à la gare vous recevoir et connaître vos plans. Je vous mènerai Lison avant dîner, mais je la reconduirai pour dîner chez sa tante avec ses cousins afin qu’elle se couche de bonne heure et que nous soyons plus tranquilles le soir sans elle. Nous partons tout à l’heure.
Françoise pourrait-elle me prendre la mesure de l’espace compris sous le siège de la petite voiture ? Ma belle-sœur nous donne un panier de voyage à mettre pour nos courses, et je voudrais bien avoir la mesure exacte. Françoise, qui nous organisait des cartons l’année dernière, comprendra ce que je veux dire.
Adieu, chère, chère Maman ; mille tendresses.
C. J.
Clermont, [vendredi] 1er juin [19]06.
Ma chère Maman, je ne vous ai pas écrit ces jours-ci, ne sachant pas bien où vous prendre, et j’ai chargé Luisa de vous donner de nos nouvelles. Nous avons été si heureux de cette fête de famille, et j’aurais dû déjà tellement vous remercier de nous avoir réunis la veille à tous nos frères et sœurs ; nous en avons été particulièrement reconnaissants, Joseph et moi, étant plus privés que les autres des douceurs de ces réunions de famille. J’aurais été bien contente aussi de pouvoir échanger mes impressions avec vous, mais notre fuite précipitée lundi ne nous a permis de voir personne. Nous avons eu juste le temps nécessaire de faire nos paquets et de partir pour la gare, où nous attendait Mme Bal, qui a voyagé avec nous jusqu’à Saint-Germain-au-Mont-d’Or.
N’avez-vous pas eu bien chaud à Lyon pendant ces quelques jours ? Ici, la chaleur a été intenable depuis mardi, mais ce soir, on sent qu’il a dû pleuvoir quelque part, car l’atmosphère s’est bien rafraîchie.
Charles a trouvé moyen de prendre une légère petite angine, depuis notre retour heureusement, car je me le serais reprochée s’il avait été malade en notre absence. Au contraire, tout s’est très bien passé, et nos amis Beaudot se sont occupé des garçons le dimanche, les ont promenés, fait dîner, etc.
J’ai beaucoup regretté de ne pas pouvoir dire adieu à tante Tabareau ; j’espère que vous le lui aurez dit de ma part. Cette bonne tante semblait désirer me voir seule, car lorsque je l’ai remerciée de ce qu’elle avait donné à Joseph, elle m’a dit : " Il y a encore quelque chose, mais je pense que je te verrai cet été ? " Je ne sais si elle sera encore à Lyon à la fin de juillet, quand nous irons à Limonest, vraisemblablement.
Nous sommes très satisfaits, Joseph et moi, du mariage de Régis, qui nous semble réellement très bien assorti à son caractère et à ses goûts. Cette jeune femme a quelque chose de très doux, et de bons et beaux yeux intelligents agréables à regarder. J’espère que Luisa se repose un peu ; elle en avait bien besoin.
Adieu, chère Maman ; dites-moi vite si votre voyage à Lyon ne vous a pas fatigués ni l’un ni l’autre.
Vous étiez très belle lundi.
Nous vous embrassons mille fois.
C. J.
J’ai toujours oublié de vous remercier des chemises de " Petit Cœur ", que nous avons du reste oubliées chez ma belle-sœur ; je ne les ai pas encore vues, mais elles me font grand plaisir.
Clermont, [vendredi] 8 juin [19]06.
Ma chère Maman, déjà une semaine depuis ma dernière lettre ! c’est bien long et je suis toute confuse de ce retard, mais nous avons été absents deux jours, j’ai eu du monde hier soir, et toutes ces raisons m’ont retardée en toutes choses.
Et d’abord, Charles étant complètement guéri de ce petit mal à la gorge que le docteur a simplement soigné avec une anodine purgation, nous avons songé à mettre à exécution notre projet de voyage au Mont-Dore. Les garçons avaient trois jours de congé ; aussi, après avoir solennisé pieusement la Pentecôte par l’assistance aux offices, nous sommes partis le lundi à 5 heures du matin pour le Mont-Dore (notre petit baluchon sur le dos, car nous devions faire une partie de la route à pied). Chemin de fer jusqu’à Laqueuille, puis de Laqueuille au Mont-Dore par La Bourboule. J’étais ravie de connaître ce pays si beau dont je vous avais tant entendu parler. Nous sommes arrivés au Mont-Dore vers huit heures et demie du matin, avons déjeuné et sommes partis par le Sancy par un temps admirable ; mais nous avons encore trouvé beaucoup de neige et sommes arrivés assez péniblement au sommet à cause de cela. Vue splendide, sans un nuage à l’horizon ; nous étions ravis. Pour la descente, nous avons passé par le puy Ferrand, que nous avons escaladé, et sommes tombés dans la vallée de Chaudefour, que nous avons suivie toujours à pied jusqu’à Chambon, où nous sommes arrivés à 6 heures du soir, mourant de faim. Nous avons trouvé à y dîner et à y très bien coucher. Le mardi matin, départ pour le lac Chambon. Murol et le château de Murol, une des plus imposantes ruines que je connaisse, et que l’État fait entretenir. Descente (toujours à pied) sur Saint-Nectaire, où nous sommes arrivés pour déjeuner à midi et où nous avons pris à 4 heures du soir le courrier qui nous a conduits à Coudes pour reprendre le train de Clermont. Nous avions avec nous Pierre et Charles seulement, les autres ne pouvant marcher assez pour une course aussi longue. Les trois petits s’étaient bien comportés pendant notre absence et avaient mangé force cerises et gâteaux pour se consoler.
Mercredi a été employé aux préparatifs d’une sélect réunion de musique que nous avons eue hier et qui a été en tous points réussie. Joseph lui-même a trouvé que son quatuor vocal avait marché parfaitement et " qu’ils avaient tous chanté comme des dieux ! " On a donné les Myrtes de Schumann (suite de pièces), Mignon, du même auteur et qui ne ressemble en rien au malheureux et infirme Gounod, un quintette de Boisdeffre, des pièces pour piano seul de Castillon, etc. J’ai regretté que diverses raisons d’absence ou de deuil aient empêché bien des gens d’accepter notre invitation, car nous devions être près de cinquante et cela s’est réduit à un peu plus de trente.
Ce sont du reste les adieux, car le régiment part lundi matin jusqu’au milieu de juillet. Nous voilà réduites à l’état de veuves, ce qui est fort ennuyeux, surtout quand on a des bandes d’enfants. Je vais avoir passablement à faire ! Enfin, espérons que Joseph aura le beau temps et verra Bourges sous des couleurs moins désagréables que jadis, où il avait eu toujours des torrents inondant les tentes et rendant la vie là-bas insupportable !
J’ai reçu une bonne lettre de Luisa ; j’espère qu’elle ne s’est plus ressentie de son indisposition. Je vais lui écrire pour nos combinaisons d’été. Je pense qu’il est inutile de nous gêner pour les Victor, qui ne viennent jamais à La Martinière, et que nous pouvons songer à une organisation avec les Henri, Luisa, Mariano ? Du reste, les Henri n’y passeront vraisemblablement pas plus de quinze jours, et on pourrait se succéder avec France. Je vous demande cela, car nous serions naturellement disposés à céder la place à ceux qui ne sont pas venus depuis si longtemps — seulement, il faudrait que nous le sachions à l’avance pour nous retourner d’un autre côté.
La tante serait, je crois, très contente d’aller chez vous cet été, car elle me disait tristement qu’il n’y avait de place nulle part pour elle cet été.
Donnez-moi des nouvelles du rhume de papa.
Recevez mes mille tendresses.
C. J.
Je pense que vous avez écrit à tante Stéphanie combien j’ai trouvé jolie et gentille la jeune Marie Nikly.
Clermont, [mercredi] 13 juin [19]06.
Ma chère Maman, combien vos deux bonnes et grandes lettres m’ont fait plaisir dans ma solitude ! j’aurais voulu y répondre longuement ce soir, mais Mme d’Entraigues arrive et veut absolument que j’aille chez elle dîner ce soir avec des Lyonnaises et quatre ou cinq femmes d’officiers dont les maris sont aussi aux écoles à feu. Entre nous, cela m’assomme absolument, et je préfèrerais infiniment rester avec mes enfants et me coucher de bonne heure ; mais c’est presque un service commandé, et je me résigne.
Pour la question de La Martinière, il serait évidemment bien agréable que les ménages n’ayant pas la question des vacances à examiner puissent y aller avant le mois d’août ; c’est évidemment très délicat à demander, puisque France a peut-être envie d’y aller parce que nous y serons. Je vais écrire à Victor pour être fixée et pouvoir faire nos plans, car si nous n’allions pas en Savoie, nous renoncerions aussi à Limonest et verrions à nous arranger d’un autre côté. Ce serait plus compliqué cette année à cause de la question de Françoise qui est enceinte et que je dois laisser au mois d’octobre chez sa mère. Le poupon doit arriver fin novembre et je ne compte pas la ravoir avant la Noël. Tout cela complique beaucoup.
Quant à la question de cuisinière, cette jeune Antoinette ne pourrait pas du tout faire pour La Martinière, car il faudrait une personne un peu forte pour cuisiner pour tout le monde, et si nous n’avions que cette enfant, elle laisserait tout le soin de la cuisine aux autres (qui n’en veulent point) et ne serait bonne qu’à aider. Françoise me parle d’une fille Tellissent que vos bonnes connaissent peut-être et à laquelle on pourrait parler pour les deux mois d’août et septembre. J’ai dit à Luisa d’écrire à ses amies de Belley, au cas où l’on ne trouverait rien à Yenne, car il faudrait pouvoir organiser quelque chose de pratique. Pour coucher, nous avons fait des combinaisons qui nous permettraient d’être quatre ménages avec nos domestiques, ceux de Marguerite et celle de Luisa, et la cuisinière. J’ai trop peu de temps ce soir pour vous expliquer nos plans. Je n’ai pas voulu passer cette journée sans vous écrire un mot.
J’ai de très bonnes nouvelles de Joseph. Les enfants sont sages, mais j’ai bien à faire.
Mille et mille tendresses.
C. J.
Clermont, dimanche 17 juin [1906].
Ma chère Maman, nous aurons sans doute encore cette fois une lettre croisée ; pourtant, je n’attends pas la vôtre, ayant un petit moment à moi ce soir pour venir causer avec vous. J’ai eu à faire par-dessus la tête cette semaine et je me repose un moment ce soir avec délices après une journée des plus laborieuses, qui s’est terminée au petit séminaire, où nous avions une belle procession dans les jardins. Nous y avions beaucoup d’amis des deux sexes et je regrettais Joseph au milieu de toute sa petite bande bien recueillie. Pierre était très fier d’être thuriféraire et s’acquittait très gravement de ses importantes fonctions.
Tous les jours de la semaine, je suis bien prise, car ma matinée jusqu’à midi est employée d’abord à une petite messe (qui est ma récréation), puis à des tours de maison et au travail de Lison. Aussitôt après le déjeuner, leçons de piano aux garçons. De 2 heures à 6 heures (qui est mon seul temps libre), j’ai toujours cinquante choses en retard : correspondance, visites, travail de couture ou autres. À 6 heures, je recommence les répétitions avec les garçons jusqu’à 9 heures du soir. Quand tout le monde est couché, j’ai mes comptes, la lettre à Joseph, et enfin mon lit, que j’ai bien gagné et que je retrouve avec plaisir pour ne plus parler et me reposer le gosier.
Mercredi soir, Mme d’Entraigues est venue m’enlever pour dîner chez elle et il m’a été impossible de refuser, quoique cela me gênât bien. Elle m’a conduite hier en voiture voir Mme Gallieni, qui recevait pour la première fois, et faire différentes autres visites à de nouveaux arrivants. Il y a en ce moment une bonne recrue de braves gens : les D’Hagerue, capitaine d’artillerie, qui ont leur fils au petit séminaire, et le colonel d’infanterie d’Izarny, qui y met aussi le sien. Cela va faire un petit noyau d’enfants bien élevés et tout à fait dans nos idées.
Joseph arrive demain à Bourges ; il a été très content de ses routes, faites d’une manière très agréable et avec un temps frais bien appréciable en cette saison. Il m’a écrit des détails très intéressants sur tout ce qu’il a vu, surtout à Bourbon-l’Archambault, où il y a des ruines curieuses de château et de chapelle.
Avez-vous quelques éclaircissements sur les projets des Victor ? Réflexion faite, je n’ai pas osé leur écrire pour leur demander leurs plans d’été, car j’avais trop l’air de les mettre au pied du mur. Il serait pourtant bien simple de s’arranger ensemble : puisque ni les Henry ni les Victor ne voudraient faire un long séjour à La Martinière, ils devraient s’y succéder et s’entendre entre eux, puisque ce sont les seuls qui ne veulent pas faire un long établissement là-haut.
Luisa nous a trouvé une cuisinière qui serait la sœur de la sienne, libre cet été et qui viendrait à 30 francs par mois, voyages payés. Elle fait bien la cuisine et me semble réunir les qualités désirables. J’ai même écrit à Luisa pour lui demander si je pourrais l’emmener à Clermont et la garder jusqu’à la fin de décembre, car Françoise, qui doit faire ses couches fin novembre chez sa mère, ne rentrera pas avec nous en octobre, et je serais bien contente d’avoir quelqu’un de connu pour la remplacer. Si elle ne peut pas faire, je parlerai à la jeune Antoinette pour cet intérim.
À La Martinière, nous avons décidé que Gonzague logerait avec ses cousins et prêterait sa chambre aux deux domestiques amenées par Luisa. Quand le jeune ménage Régis viendra, je prendrai ces deux bonnes dans le cabinet à toilette d’en haut, où je ferai en temps ordinaire coucher Lison (car nous prendrons, Joseph et moi, la chambre aux baies avec Magdeleine, les domestiques François dans notre ancienne chambre, les garçons dans celle au midi). Quand je prendrai les bonnes en haut, je mettrai Lison dans notre chambre. Luisa accepte cet arrangement, qui laissera la grande chambre libre pour les Henry ou les Victor. Je pourrais toujours prendre un enfant de plus en haut si c’était nécessaire.
Sur ces belles combinaisons, ma chère Maman, je vous souhaite le bonsoir et vais regagner paisiblement mon lit en vous embrassant tous deux bien tendrement.
Const.
Clermont, [dimanche] 24 juin [19]06.
Ma chère Maman, j’ai été bien peinée par la nouvelle de la mort d’Esther du Peloux, ma demi-marraine, que j’aimais tant autrefois dans mon enfance et ma jeunesse, et que l’éloignement seul m’avait fait un peu négliger pendant ces dernières années.
Je voudrais bien savoir aussi la suite de l’affaire de Maurez : lequel des enfants était malade ? le cadet m’avait semblé bien délicat l’année dernière, et on voit quelquefois de malheureuses familles où l’on ne peut pas élever un seul garçon. Combien l’on devrait remercier Dieu du bienfait de la santé quand on le possède !…
Je vois arriver la fin de l’année scolaire avec joie, espérant qu’elle ne nous apportera pas de complications de santé. Ces temps-ci, Henri tousse beaucoup et a bien petite mine (mais rien qui ressemble à la coqueluche, qu’il a déjà eue, du reste). Je pense qu’il a surtout besoin de repos et de grand air, ayant beaucoup grandi, sans engraisser car il est maigre comme un clou. Pierrot s’est trouvé mal ce matin à jeun à la messe au séminaire. Excès de chaleur. Je l’ai gardé paisiblement toute l’après-midi à la maison au frais dans nos grandes pièces bien noires, et j’espère que ce n’est qu’une fatigue passagère. On l’avait bien soigné au séminaire, étendu sur un lit, on lui avait administré un cordial, et c’est un abbé qui me l’a ramené, tout à fait remis, du reste, et sans que j’aie eu le temps de m’inquiéter.
Joseph m’écrit qu’ils ont aussi une très forte chaleur à Bourges, et que la vie sous la tente est assez pénible dans ces conditions, mais ils n’en ont plus pour bien longtemps maintenant, puisqu’ils seront de retour le 12 juillet après huit jours d’étapes.
Mme de Matharel m’a dit aujourd’hui qu’elle avait vu le nom de Pierre Goybet sur la liste d’admissibilité au Borda. Espérons que le succès total viendra nous réjouir en vacances !
Vous me direz votre impression sur le jeune ménage que vous avez dû avoir ces jours-ci.
On me dit que les prix seront fixés probablement au 18 juillet. Je ne sais quel jour nous partirons, mais nous ferons dans tous les cas une étape à Limonest et une autre à Ambérieu, où Mme Laprade nous veut absolument cette année.
Pour La Martinière, je n’aime pas beaucoup ces bonnes couchant dans la cuisine. Ce n’est pas propre et ce serait bien gênant le soir et le matin quand on voudrait y entrer de bonne heure. Nous pourrons parler à Gâche pour cette chambre de Jean, mais au point de vue lits, je n’en sais pas assez le compte. Je croyais pourtant qu’il y en avait quatre dans la prison, qui pourraient faire pour les trois Goybet et pour Gonzague.
Nous ferons nos changements de chambre quand nous arriverons ; seulement, si Marguerite voulait prendre les lits de paillasse pour ses fils et nous donner des lits cages pour nos domestiques, cela nous est égal, à moins que mon gros François n’enfonce les lits cages. Si elle veut faire ce changement, il faudrait prendre ces lits avant notre arrivée pour ne pas avoir l’air de prendre aux domestiques.
Seulement, qu’on ne touche pas les nôtres. J’avais pensé qu’avec François, qui est extrêmement adroit, je pourrais reprendre en haut notre ancien lit de bois de l’île Barbe qui est dans la chambre des Gignoux ; cela en donnerait un de plus pour la communauté, car Joseph et moi nous en contenterions et donnerions en bas le lit de fer, un peu plus étroit, mais suffisant pour un jeune ménage. L’autre lit de fer serait à la disposition générale. Je vous dis tout cela afin de donner un lit de plus, mais ne parlez à papa d’aucun arrangement, car nous sommes assez grands pour les faire nous-mêmes.
Écrivez-moi bien souvent, chère Maman, sans compter avec moi, car j’ai bien à faire en ce moment, et vos lettres sont ma grande joie.
Je vous embrasse mille et mille fois tendrement.
Const.
Est-ce que Jeanne ne me connaîtrait personne pour octobre, novembre et décembre : Mme Perret-Laprade demande aussi une cuisinière de 25 à 35 ans ?
Clermont, [lundi] 2 juillet [19]06.
Ma chère Maman, nous sommes très reconnaissants à papa, qui continue à gâter son filleul et ces beaux 20 francs vont aller grossir la réserve des enfants pour les mauvais jours qui ne sont peut-être pas bien loin du train où vont les choses.
Nous ne pouvions rien recevoir de pire au 13e corps que celui que l’on nous envoie, et ce sera le règne en grand de la casserolerie, car c’est un ardent franc-maçon. On dit que madame cultive l’alcool, le tabac et le tennis !… J’espère qu’une visite par an suffira pour remplir nos devoirs de subordonnés. J’espère qu’il arrivera pendant notre absence.
Je ne sais encore ce que nous allons décider pour notre départ, car les Pierre Jaillard vont peut-être faire un petit voyage, et je ne voudrais pas attendre leur retour pour aérer les enfants, qui ont tous bien travaillé et n’ont pas trop bonne mine. Dans ce cas-là, si nous brûlions Limonest, nous nous arrêterions quelques jours à Ambérieu et serions à La Martinière tout à fait au commencement d’août.
Toute notre organisation de cuisinière ayant été changée par la faute de celle que Luisa avait retenue, je viens d’écrire en désespoir de cause à la jeune Antoinette, car la Marie de Luisa cuisinerait et Antoinette pourrait lui aider [Cette construction transitive indirecte, aujourd’hui obsolète, précisait alors que le sujet " prête une assistance momentanée, pour un objet déterminé, et le plus souvent pour un travail qui demande des efforts physiques. (…) Ce tour tend à vieillir " (Dictionnaire de l’Académie française, 8e édition, 1931). — NDLR.]. Je suis en correspondance avec Luisa pour cela.
Voilà les Victor au frais à Saint-Gervais ; je crois qu’ils ont bien fait cette année de renoncer à La Martinière avec tout ce monde, ce qui aurait semblé bien incommode à France, qui aime ses aises.
Vous souvenez-vous par hasard de la largeur et de la longueur de notre table de salle à manger de La Martinière ? car nous apporterions une nappe de famille, ce qui sera bien nécessaire cette année, où nous économiserons ainsi le blanchissage et surtout remédierons à la pénurie de linge.
Je n’ai rien d’intéressant à vous raconter, car je ne vois personne à part Mme Beaudot. Elle vient de recevoir sa nièce du Tonkin, une gentille petite fille d’une douzaine d’années qui lui est confiée par son beau-frère.
Je ne sais ce que je vous écris, car je fais faire une dictée à Lison et je m’impatiente à chaque mot, tant je trouve aujourd’hui ma fille bouchée.
Adieu, chère Maman, encore merci à papa de gâter ainsi mon Pierrot ; je vous embrasse mille et mille fois.
J’ai d’excellentes nouvelles de Joseph, qui rentre au camp ce matin, enchanté de son tour.
Constance.
Clermont, [vendredi] 6 juillet [1906] soir.
Ma chère Maman, j’ai reçu votre bonne lettre tout à l’heure au retour du concours hippique où la générale d’Entraigues avait voulu absolument m’emmener. Elle y avait mis une si aimable insistance que je me suis laissée faire, quoique cela ne m’amusât guère, et que j’y ai mené Lison, qui s’est beaucoup amusée. C’est moins intéressant pour nous qui n’avons pas cette année les deux régiments d’artillerie avec les cavaliers qui nous intéressent et tous les ménages que l’on rencontre à l’hippique avec plaisir.
Depuis ma dernière lettre, j’ai eu une réponse de la jeune Antoinette, qui viendra décidément à La Martinière et sera à la disposition de celle de ces dames qui arrivera la première. Nous lui donnerons 25 francs par mois. Je lui offre la même chose pour l’emmener avec moi en Auvergne. Bien qu’elle ne puisse pas me rendre de très grands services, je préfèrerais avoir cette fille connue et si brave, et me donner un peu plus de peine ou prendre dehors quand ce sera nécessaire. Elle me dit qu’elle se décidera seulement quand elle m’aura vue à La Martinière.
Autre bonne chose : j’ai une lettre des Pierre Jaillard, qui ne font décidément pas de voyage et qui nous attendent à Limonest pour le plus longtemps possible. J’en suis très heureuse, car cela m’aurait beaucoup peinée de ne pas les voir un peu cet été. Comme Joseph sera libre la semaine du 23, c’est probablement ce jour-là que nous partirons tous afin de passer nos premiers jours de vacances en famille. Nous y resterons une quinzaine de jours et je pense que Joseph pourra venir nous y prendre pour aller aussi deux ou trois jours à Ambérieu.
Cela repoussera donc notre arrivée en Savoie vers le 10 août environ ; cela me peine bien de retarder le moment où je vous verrai, mais d’un autre côté, il est bien bon pour nous tous de nous revoir en famille de temps en temps. Ces petites vacances me reposeront bien après un mois un peu fatigant.
Joseph a été chargé par le colonel d’un travail à Bourges qui le retient là-bas deux ou trois jours de plus, mais qui le fera revenir ici bien avant la colonne, puisqu’il évitera les étapes et prendra le chemin de fer. Je l’attends donc dimanche ou lundi au lieu de jeudi, et je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle joie !
Tous les gens qui réfléchissent un peu sont navrés de ce que l’on nous envoie au 13e corps. C’est un véritable désastre, dont il est malheureusement trop possible déjà de calculer toutes les conséquences.
J’ai vu Jeanne de Saint-Genys et Jean de Matharel au concours hippique. Victoire était un peu souffrante et n’était pas venue.
Adieu, chère, chère Maman, mille bonnes tendresses de vos enfants.
Const.
Clermont, [mercredi] 11 juillet [19]06.
Ma chère Maman, je crois ne pas vous avoir écrit depuis le retour de Joseph dimanche à 4 heures du matin. Nous avons été bien contents de nous revoir et de reprendre notre bonne chère vie familiale qui me manquait tant depuis un mois. Nous avons passé la journée paisiblement pendant que nos fils allaient au concours hippique avec la femme d’un capitaine, Mme de Boutray.
Mardi, nous avons reçu à déjeuner et une partie de la journée un des lieutenants du 36e qui a été victime d’un accident de cheval aux écoles à feu à Bourges. Il a reçu un formidable coup de pied qui lui a démoli la mâchoire et lui a fait une large entaille sous le menton. Il aurait pu être assommé et peut s’estimer heureux d’en être quitte à si bon marché. Nous lui avions fait préparer des mets faciles à avaler, et les enfants étaient tout émus de voir leur ami M. Jambon la tête tout entourée de bandelettes comme une momie d’Égypte.
Aujourd’hui, nous nous sommes laissés entraîner à aller à La Grangefort chez les Matharel. Jean est venu nous chercher, Joseph et moi, en auto à la gare d’Issoire, et nous avons trouvé chez lui tous les Saint-Genys, qui ont une très charmante famille. Leur fils, arrivé de la veille, vient d’être retoqué au baccalauréat. Il était aux Chartreux à Lyon.
Nous avons passé une très agréable journée, très aimablement reçus par toute notre bande de cousins, et nous avons revisité le château, qui, à la seconde vue, est réellement légèrement truqué et me rappelle un peu un décor d’opéra comique. Retour à la gare dans un beau break attelé magnifiquement.
Tout respire l’opulence chez les Matharel, c’est très luxueux comme domesticité, et l’on sent en toutes choses la grande fortune et les grandes allures.
Je croyais vous avoir dit que j’avais écrit, aussitôt votre lettre, à Valentine et à cette malheureuse Antoinette Philip, que je plains tant ! Nous avons du reste échangé plusieurs lettres avec Valentine ces temps-ci à cause de certains chapeaux auvergnats qu’elle m’avait demandé de commander pour ses filles.
Vous me direz vite les impressions de Pierre Goybet pour son examen oral.
Nous partons décidément le 23 pour Limonest, bien heureux de nous retrouver tous chez notre bonne sœur Marie ; je n’ai écrit à personne notre changement de plan ; je vais seulement le dire à tante Tabareau, que je voudrais bien voir à Lyon.
Adieu, chère Maman, mille tendresses à tous deux.
C. J.
Clermont, [mardi] 17 juillet [19]06.
Ma chère Maman, encore une année scolaire tombée dans le gouffre dont rien ne revient ! C’est demain la distribution des prix, et j’assiste à la joie de mes enfants commençant leurs vacances avec un retour mélancolique sur cet autrefois où nous éprouvions les mêmes sentiments et qui a passé si vite… J’espère que tous auront en mains quelques nominations sinon des prix, car ils sont fort disputés, et les enfants, tout en ayant fait de très bonnes classes cette année, n’étaient pas tout à fait dans les premiers. Henri pourtant l’a été sur toute la ligne, et je compte sur lui pour nous couvrir de gloire. J’ai reçu aussi une lettre du professeur de Lison me disant qu’elle figurerait au palmarès, ce qui va la combler de bonheur.
Je commence aussi mes préparatifs, car nous partons lundi prochain avec Joseph, qui aura sa semaine avec nous à Limonest. Il faut profiter de ces bons jours pendant qu’on les a, car ils ne dureront pas toujours, et avec notre nouveau chef de corps, on peut s’attendre à tout. Il paraît qu’il est haineux et sectaire, et le général d’Entraigues augure très mal de notre pauvre 13e corps livré à de telles mains. Il a commencé à exiger le départ du chef d’état-major, le colonel Guérin, dont le nom a été prononcé bien souvent ces temps-ci à propos de l’affaire Dreyfus. Le pauvre colonel est envoyé à Brest !…
Le général Bazaine est ami intime de Clemenceau et de Perrin. Vous voyez, chère Maman, que tout cela n’est pas gai et qu’il y a loin des espérances de jadis aux réalités présentes.
J’ai reçu une lettre de Luisa, qui ne peut pas arriver à La Martinière avant la fin de juillet, devant aller d’abord chez Mme Canaple. Je la verrai donc à Lyon la semaine prochaine et je m’en réjouis fort.
Vous me raconterez l’arrivée des Mariano et comment ils se sont organisés à La Martinière ; j’espère que ce brave Pierre sera reçu, et que nous passerons de bonnes vacances heureux de son succès.
Adieu, chère Maman, j’ai encore plusieurs lettres à écrire ce matin et c’est mon dernier moment de liberté car les enfants seront en vacances à partir de midi.
Nous vous envoyons nos meilleures tendresses.
Constance.
Limonest, [mardi] 24 juillet [1906].
Ma chère Maman, nous sommes arrivés hier à Limonest après un voyage bien chaud, mais que les enfants ont pourtant bien supporté. À Vaise, nous avons pris le tramway pendant que notre bagage montait avec un camion envoyé par mon beau-frère. Ce système a eu l’avantage de nous faire arriver beaucoup plus tôt et plus facilement à la campagne, où toute la famille nous attendait sous les débris d’arc de triomphe et de guirlandes avec lesquels on avait reçu la veille le jeune ménage Jean Jaillard.
Joseph repart vendredi à 4 heures, et comme nous avons ce jour-là un rendez-vous chez Me Charrat, le notaire, nous ne descendrons à Lyon que ce jour-là. Je viens d’écrire à Luisa pour savoir si elle sera encore chez elle et si nous pouvons lui demander à déjeuner, car si elle est déjà partie, je m’arrangerai pour lui demander un autre rendez-vous. Je crois que tante Tabareau doit être aux Masmes, et j’y monterai après le départ de Joseph vendredi.
Nous sommes bien heureux de ce que vous nous dites au sujet de Pierre Goybet et nous aurons grand plaisir à nous retrouver tous à La Martinière.
Je voudrais bien qu’on ne touchât pas trop nos affaires dans nos chambres ; une année, ma petite armoire avait été ouverte, et comme j’y ai maintenant une assez forte provision d’eau-de-vie, je tiens bien à ce que cela reste fermé. Toutes les cannes à pêche, outils de jardin, avaient été aussi dispersés il y a quatre ans, ce qui nous avait bien contrariés ; nos lampes, cuvettes (qui sont à nous), de même. Comme Joseph a des munitions et diverses choses de chasse, il ne voudrait pas qu’on lui touchât tout cela.
Je vous écris bien à la hâte, car nous sommes tous réunis, et la pluie (ô joie !) vient de faire rentrer tous les enfants, qui tournoient autour de nous. Je vous écrirai plus paisiblement un de ces jours, mais je tenais à vous donner des nouvelles de notre voyage.
Adieu, chère Maman, mille et mille tendresses de vos enfants.
C. Jaillard.
Limonest, [lundi] 30 juillet [1906].
Ma chère Maman, je n’ai pu vous écrire tous ces jours-ci, car au milieu de tout ce monde, il est bien difficile de s’isoler et d’écrire à tête reposée.
Depuis vendredi, Joseph nous a quittés ; je l’ai accompagné à Lyon, où nous avons déjeuné chez Luisa avec son jeune ménage. Gonzague était tout au désespoir de son échec du matin, dont il s’est consolé en passant brillamment l’examen du samedi.
Nous avons fait une petite visite à tante Tabareau (que j’avais déjà vue la veille), qui partait pour Les Masmes. Il est convenu avec elle que j’irai y déjeuner jeudi prochain. Je verrai en passant à Lyon mon oncle Neyrat, qui revient de Saint-Pierre-de-Chartreuse, souffrant cruellement d’un zona. Je crois qu’il ne montera pas à Limonest avant mon départ, ce qui nous prive de la messe ici. Au village, c’est bien loin, et je ne me sens plus le courage d’y grimper chaque matin comme jadis.
Nous partons lundi soir pour Ambérieu et arriverons à Yenne mercredi ou jeudi suivant le désir de Mme Laprade. Je vous écrirai exactement en vous priant de nous retenir une voiture, soit Buliard, soit votre voisin, à votre choix. On nous prenait pour les deux courses de Brens à Yenne et de Yenne à La Martinière 13 francs avec les bagages. François prétendait que Buliard nous le ferait à moins ?
Nous nous arrangerons pour arriver dîner chez vous à midi, afin de pouvoir monter le soir à La Martinière, car je ne voudrais pas vous donner l’embarras de nous coucher. Françoise (qui ne pourra pas redescendre) ira coucher chez ses parents le soir de notre arrivée, et je ne monterai à La Martinière qu’avec François. Ce sont des combinaisons assommantes cette année, avec l’état de Françoise. Je pense que Luisa arrivera à peu près en même temps que nous.
Adieu, chère Maman ; nous vous embrassons bien tendrement ; tous vont très bien et j’ai de bonnes nouvelles de Joseph.
Merci à vous du fond du cœur.
Constance.
Limonest, vendredi 3 août [1906].
Ma chère Maman, je vois que je me suis bien mal expliquée, puisque vous avez compris que Françoise ne monterait pas à La Martinière ; je vous disais simplement que, puisqu’une fois là-haut, elle ne pourrait plus en descendre facilement, je préfèrerais la laisser un jour ou deux à Yenne afin qu’elle voie sa mère et même le docteur ou la sage-femme. Elle me semble énorme, et je ne serais pas étonnée qu’elle se fût trompée d’un mois, ce qui m’arrangerait singulièrement bien.
J’ai reçu une lettre de Mme Laprade qui insiste tellement pour nous garder un peu plus que, sous peine de la contrarier, je me décide à n’arriver à Yenne que le vendredi. Je serai sans Joseph, qui ne peut quitter Clermont en l’absence de son collègue en permission. Il ne sera pas de semaine mais du moins présent au corps pour s’il arrivait quelque chose.
Nous quitterons donc Limonest lundi soir et arriverons à Ambérieu à 7 h 51 afin d’éviter la chaleur. Nous y passerons les mardi, mercredi et jeudi, et vous arriverons le vendredi pour dîner à midi. Si réellement cela ne vous gêne pas trop de nous coucher, j’en serais très contente pour pouvoir causer paisiblement avec vous. Comme vous le dites, François pourrait monter notre bagage à La Martinière en ne nous laissant que la malle indispensable pour nos effets, et nous pourrions monter le samedi matin ou le samedi après-midi. J’ai l’intention de laisser Françoise jusqu’au lundi matin, et son mari viendrait la chercher avec Paulette et la petite charrette en faisant les commissions.
J’ai déjeuné hier avec Luisa aux Masmes ; Gonzague est chez les Duquaire à Bourbon-Lancy, il rentre samedi, et c’est ce qui vous explique pourquoi Luisa n’est pas partie plus tôt pour Yenne. Elle compte prendre lundi le train de 5 heures du matin pour avoir plus frais, mais bien entendu, elle vous aura écrit. Elle était aussi bien aise d’attendre l’installation du jeune ménage. (Entre parenthèses, je trouve cette jeune Marguerite absolument charmante.)
Comme Luisa restera à La Martinière jusqu’à la fin d’octobre, vous aurez bien le temps de la voir paisiblement. Pour nous, ce sera plus rapide et il faudra tâcher de se bien profiter. Je regrette moins de ne pas être à La Martinière avec cette atroce chaleur, car je n’aurais pas le courage de descendre à Yenne aussi souvent que je le désirerais. Je prends mes vacances ici, car à La Martinière, ce sera moins commode.
J’oublie de vous dire que nos deux filles peuvent bien encore cette année coucher dans les petits lits ; il vaut mieux réserver le lit cage, car nous en aurons besoin plus tard, quand nous y serons tous. Nous ferons nos changements de lits quand nous serons là-haut. Si nous couchons chez vous, mes domestiques iront à Landrecin, et quant à mes fils, vous pouvez les mettre seuls, soit en haut, soit en bas, sans personne à côté d’eux ; cela leur est bien égal.
Le bonheur actuel, ce sont les baignades, et ils vont tous ces jours-ci dans une grande piscine chez les frères du Sandar, à côté des Pierre Jaillard.
Combien j’ai envie de vous voir, ma chère Maman ! il me semble que cela recule toujours, mais il est de mon devoir de m’arrêter à Ambérieu.
Comme voiture, vous nous retiendrez votre voisin ; nous n’avons que 220 kilogrammes en tout (point d’excédent).
Mille et mille tendresses, chère Maman et cher Père.
Constance.
Ambérieu, mercredi 8 août [1906].
Ma chère Maman, un petit mot pour vous confirmer notre arrivée pour vendredi à Yenne [à] midi et vous prier de nous envoyer voiture pour nous et voiture pour nos bagage (à Brens) (si celle qui doit nous mener ne peut pas prendre nos huit colis, qui pèsent 220 kilogrammes).
Je suis bien bien heureuse à la pensée de vous voir vendredi, et il me semble que ce jour tant attendu n’arrivera jamais.
Je n’ai pas répondu à une bonne lettre de Luisa, mais nous aurons, Dieu merci, le temps de causer à notre aise à La Martinière.
Bonnes nouvelles de Joseph, dont je reçois des lettres tous les jours. J’aurai bien des choses à vous raconter et ai bien hâte de me retrouver entre vous deux.
Adieu, chère Maman ; je vous embrasse tous deux bien tendrement en attendant vendredi.
Constance.
La Martinière, lundi [13 août 1906].
Ma chère Maman, je vous écris au crayon de la terrasse, n’ayant pas le courage de remonter chercher un encrier.
Nous voici bien contents et bien installés, très satisfaits d’avoir fait notre nouvelle installation de chambre. Tous les livres sont très bien rangés dans le bahut de la salle à manger, et j’ai à ma disposition les deux placards de la chambre que j’occupe. J’ai donc débarrassé ma petite armoire, qui restera à la disposition de ceux qui habiteront ce côté. Les enfants viennent de partir pour se baigner au Flon : les garçons avec François, les filles avec Antoinette.
Marguerite n’a pas d’autres nouvelles de son mari ; si vous êtes prévenus avant elle, ayez la bonté de la faire avertir. Si elle a une lettre de son côté, elle vous le fera dire par le facteur.
Merci beaucoup pour les beaux gâteaux, qui apparaîtront le 15 août et que nous mangerons à votre santé. Marguerite est très contente des tabliers.
Quand leur bastringue de Yenne sera fini, je serai bien contente d’aller vous voir.
Nous serons très bien servis avec nos six domestiques et pourrons bien remuer un peu.
Bonnes nouvelles de Joseph, qui a repris sa semaine et a bien à faire ; il espère toujours que nous pourrons nous donner rendez-vous en Ardèche la semaine prochaine.
Adieu, chère, chère Maman ; mille et mille tendresses pour tous deux.
Constance.
Nous aurons des lits pour tout le monde ; celui qui sert à Yenne au raccommodage servira à Riquette ; comme matelas, c’est suffisant.
Clermont, [lundi] 13 août [19]06.
Ma chère Mère,
Vous voilà réunis à cette bonne Constance, et elle m’écrit tout le bonheur qu’elle a eu de vous trouver l’un et l’autre en bonne santé.
Je voudrais bien pouvoir aller vous porter ma part du bouquet de fête, mais je suis encore à l’attache jusqu’au commencement de septembre et je dois attendre.
Je tourmente un peu Constance pour qu’elle vienne me retrouver près de Tournon ; nous ferions ainsi la moitié du chemin et aurions à causer de beaucoup de choses. Avec les domestiques si sûrs qu’elle a, je crois qu’elle pourrait le faire, et nous en serions bien heureux l’un et l’autre. Enfin, elle verra dans sa sagesse ce qu’il est bon et convenable de faire.
Recevez bien, ma chère Mère, nos meilleurs vœux et toute l’assurance de notre affection. Remerciez bien aussi mon père de la démarche qu’il vient de faire auprès de l’oncle Adrien ; je doute que cela réussisse (un vieux militaire n’est plus bon à rien), mais nous regretterions de ne pas avoir tenté tout ce qu’on peut.
Votre fils bien tendrement affectionné,
J. Jaillard.
La Martinière, mardi [14 août 1906].
Ma chère Maman, je vous envoie, avec mes bien tendre vœux de fête, une modeste couverture de livre que j’ai confectionnée à votre intention. C’est un de mes premiers essais et moins joli que je ne voudrais, mais j’ai voulu vous donner un petit échantillon du travail auquel je me livre en ce moment.
Je descendrai vous voir un de ces jours, la maison étant bien organisée maintenant. Tout marchera sur des roulettes.
Luisa va très bien, et nous faisons bien ménage toutes les trois.
Je ne vous écris que ces quelques lignes, car nous avons M. le Curé à déjeuner, et je l’entends qui arrive.
Florentin descend toutes nos lettres car, les enfants ayant rencontré le facteur, ils ont pris le courrier, et toute notre correspondance d’ici est restée en souffrance à La Martinière. Toutes les lettres de fête vont être en retard.
Merci infiniment pour ce que vous me dites des 10 francs mis en réserve pour Lison. Je reçois à l’instant ses deux accessits, dont elle est bien fière.
Mille tendresses, chers bons Parents.
Constance.
Rien de Mariano.
Nous n’avons point de lit à faire ranger, et mes fils n’ont besoin d’aucun autre matelas, mais peuvent vous demander un autre traversin.
Boucieu-le-Roi, jeudi matin [23 août 1906].
Ma chère Maman, on me dit qu’une lettre écrite ce matin doit vous arriver demain à Yenne ; aussi, je ne résiste pas au plaisir de vous écrire un petit mot pour vous raconter mon voyage. Il s’est fort bien passé malgré la chaleur, qui a été extrême de Saint-André-le-Gaz à Lyon.
À Perrache, j’ai trouvé mon beau-frère Pierre, Marie-Louise Poidebard et Auguste Rivet, que j’avais avertis de mon passage. L’entrevue a été courte mais m’a fait grand plaisir, et nous avons convenu de déjeuner vendredi matin tous ensemble au buffet de la gare de Perrache. J’arrive en effet à 10 h 50 et on repart une heure après pour Saint-André-le-Gaz. Auguste m’a raconté que les couches de sa femme avaient été bien pénibles : une nuit et un jour tout entier ! Enfin, tout va bien maintenant, et elle peut nourrir son fils, qui a été baptisé samedi.
De Lyon à Tournon (où je ne suis arrivée qu’à 7 heures du soir), j’ai voyagé seule délicieusement, avec un bon livre et une vue ravissante sur les bords du Rhône, que je n’avais pas revus depuis longtemps. Joseph m’attendait si content et si heureux à Tournon, et nous avons repris le train pour Boucieu (ligne du Cheylard) après avoir pu semer agréablement Mlle Casagrande, qui est venue me voir à la gare de Tournon et est repartie ensuite pour Valence.
De Boucieu-le-Roi, trois quarts d’heure de marche dans les bois et la montagne avec un homme muni de lanterne. C’était fort amusant. Nous sommes arrivés à ce ravissant chalet de M. Casagrande à 10 heures du soir et y avons trouvé un accueil charmant et un copieux souper, qui a été suivi de musique jusqu’à 1 heure du matin !… Vous ne vous imaginez pas comme c’est drôle de me trouver dans cette maison de vieux garçon, où je suis choyée comme une reine. Ce matin, pendant que ces messieurs pêchent dans un étang, je m’enfonce dans la bibliothèque, qui est fort bien garnie, et je lis paisiblement installée sur la terrasse, d’où la vue est très belle. Il y a un château des De Chazotte pas très loin de là.
Adieu, chère Maman, mille tendresses et à tout à l’heure, puisque j’arriverai peu après ma lettre.
Constance J.
[La Martinière, septembre 1906.]
Ma chère Maman, Joseph m’écrit qu’il arrivera mardi matin [probablement 11 septembre 1906. — NDLR.] par le premier train (à 9 heures du matin), sauf télégramme le lundi. Je compte donc aller à sa rencontre avec Pierre et Charles mardi matin. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient et que Joseph ne soit pas fatigué par son rhume, nous resterons à dîner chez vous tous les quatre et remonterons l’après-midi en voiture. Vous aurez la bonté de me faire retenir une voiture à un cheval chez Buffavard pour porter la malle de Joseph et nos provisions de Yenne à La Martinière. Il arrivera par le courrier, et je prie Jeanne de retenir une place au courrier de Brens pour mardi matin, car à cause de la foire, il pourrait y avoir du monde. Si vous préférez que nous ne dînions pas ce jour-là chez vous, nous reviendrons vous voir un autre jour.
À bientôt, chère Maman, et recevez mes bien vives tendresses.
Constance.
Je suis au regret de n’être pas allée la semaine dernière jusqu’à Grenoble.
Clermont, [jeudi] 4 octobre 1906.
Ma chère Maman, mon petit torchon de papier au crayon de l’autre jour ne comptait pas, et j’avais voulu vous donner seulement des nouvelles de notre voyage et de notre rencontre très agréable avec Victor.
Notre malle (qui avait dû filer sur Bordeaux) a été retrouvée et nous est arrivée sans avarie le surlendemain et sans trop nous gêner, car c’étaient toutes mes affaires personnelles.
Nous commençons à nous organiser, mais les deux premières journées ont été plutôt pénibles, car Magdeleine, fatiguée sans doute du voyage, les a passées dans son lit, me disant tout le temps qu’elle avait " mal à la tête en dedans ". J’avais l’esprit frappé par la mort avant-hier à l’âge de 5 ans d’un de nos petits voisins, Raymond Pajot, dont le père, avocat, est un de nos amis. Ce pauvre enfant a été enlevé par une méningite, et je voyais déjà ma fille avec la même maladie ! Heureusement, elle va bien aujourd’hui et s’est promenée avec nous au jardin des Plantes sans éprouver la moindre fatigue.
J’étais assez embarrassée avec mes deux hommes pour tout partage, car impossible de trouver une femme de ménage convenable. François s’est multiplié et m’a offert de faire la cuisine (il s’en tire fort bien) ; l’ordonnance fait les appartements, et je pourrai avoir trois journées par semaine ma vieille petite Marie pour repasser, laver et raccommoder. De cette manière-là, nous nous en tirerons sans mettre de visages inconnus à la maison, ce que je redoutais vu les expériences que je vois faire autour de moi. Cette absence de Françoise aura l’avantage de former son mari pour la cuisine, ce qui peut nous être très utile.
Il fait une chaleur étouffante, une poussière affreuse, et tout est hors de prix. Les pommes de terre valent de 18 à 22 francs les 100 kilogrammes !… Nous allons essayer d’en faire venir du Jura, où elles sont plus abordables.
Les enfants sont rentrés hier au séminaire avec des classes bien organisées. Pierre va faire cette année anglais et allemand sérieusement, mais comme il travaille très bien, nous ne lui ferons plus faire ses études au séminaire. Il n’ira là-bas que pour les classes, ce qui lui fera probablement gagner du temps. Les deux petits continueront à être externes gardés. Nous allons faire commencer le violon à Pierre. J’avais bien envie de demander à tante Tabareau de nous aider pour ses premières leçons comme elle l’a fait pour d’autres neveux, mais je n’ai pas osé, pensant que la musique ne lui semblerait peut-être pas un art bien utile… (Voulez-vous que j’écrive à tante R[ivet] pour l’affaire d’Annonay ou voulez-vous le dire à Luisa ? Je ferais tout pour empêcher un semblant de brouille, car c’est trop triste en famille.)
Je viens de répondre à un tas de cartes et de lettres de faire-part arrivées en notre absence. Il y a beaucoup de deuils à Clermont, ce qui permettra aux pères et mères de famille de rester un peu en paix cet hiver.
Je pense que la place de domestique à La Martinière sera recherchée dorénavant, puisqu’elles enlèvent le cœur de tous les cochers ! Je crois bien que Pierre ne fera pas une aussi bonne affaire que François… Je souhaite bien à Luisa de pouvoir s’arranger avec la mère de la Josette de Traize, qui travaille comme un cheval et n’est pas exigeante pour le gage.
Chère Maman, je vous charge de mille affections pour les Victor, que j’aurais eu tant de plaisir à voir. Cela va vous reposer de tout le mouvement de ces vacances.
Nous avons passé de bien bons jours à La Martinière, et nous vous sommes bien reconnaissants, mes chers Parents. Joseph me charge tout spécialement de vous le redire.
Mille tendresses.
C. Jaillard.
Joseph sera vraisemblablement de semaine du 27 au 3 novembre. Je vous redirai les dates fixes dans quelques jours. Il irait volontiers à Annonay si cela coïncide avec une semaine de liberté.
Clermont, [mardi] 23 octobre [19]06.
Ma chère Maman, je n’ai pas eu le temps de vous écrire depuis mon dernier petit billet écrit bien à la hâte pour ne pas vous laisser sans nouvelles trop longtemps.
Depuis notre dernière lettre, j’en ai reçu une d’Auguste me disant que la tante lui avait écrit de remettre à Joseph pour 2 500 francs de titres à compte sur ce qu’elle ferait peut-être plus tard si cela lui était possible. Je n’ai pas besoin de vous dire combien nous sommes reconnaissants à la tante de ce qu’elle fait pour nous, continuant à cette génération ce qu’elle a fait si généreusement pour l’autre et se préparant ainsi un chœur éloquent de toutes ces petites voix d’enfant qui ne l’oublieront pas. Nous mettrons de côté toute cette somme, qui est spécialement destinée à nos filles pour commencer leur dot avec la somme de bonnes qualités que nous tâcherons de leur inculquer.
Joseph part cette après-midi pour Lyon, jeudi Ambérieu, et le soir retour à Clermont pour ne pas me laisser trop longtemps seule avec le souci des enfants.
Ma maison marche très bien avec mes deux hommes et la vieille Marie trois fois par semaine ; mais je suis beaucoup plus esclave, ne perdant pas de vue mes filles les jours où je n’ai pas l’aide de ma petite vieille. François fait très bien la cuisine, et l’ordonnance (qui est pâtissier) pourrait nous nourrir de délicieux gâteaux !… L’autre jour, ayant beaucoup de gibier à utiliser (Joseph avait tué dans la même semaine 25 grives, 3 perdreaux et un lièvre), j’ai donné un dîner aux ménages Bournazel [et] Beaudot et aux abbés François et Morange. J’avais eu quelques jours avant le collègue de Joseph capitaine adjudant major au 36e : marquis Leschevin de Prévoisin, [le] commandant Arsac et le lieutenant Jouchon. Tout a marché dans la perfection.
Mon rhume est à peu près guéri et mon estomac va bien mieux, grâce aux eaux minérales. Je vais prendre de la Viola granulée pour me remonter un peu.
Tous les petits et Joseph vont très bien. Pierre a été troisième à la première composition de thème latin, ses devoirs de mathématiques ont été très bien notés, mais il n’y a pas eu encore de composition. Vous ai-je dit qu’il apprenait anglais et allemand ? Chaque jeudi, M. l’abbé François emmènera en promenade quelques élèves d’allemand pour causer avec interdiction de parler français. Pierre et Charles en seront, mais pas encore Henri, qui est trop jeune.
Je ne sais pas si je vous ai dit que nous avions reçu un beau violon de mon beau-frère Camille Jaillard, qui en avait deux chez lui et qui a eu la bonté de faire ce cadeau à ses neveux. Pierre commence ses leçons (deux demi-heures par semaine) à partir de la Toussaint.
Nous avons un temps chaud — même trop chaud : ce doit être malsain, certainement. Toutes les fenêtres sont ouvertes, et notre jardin nous est bien utile, quoique tout desséché et inarrosable, car on ménage l’eau, qui pourrait arriver à manquer.
Vous nous direz quand Joseph devra écrire au capitaine Amat ?
J’abrège, car Pierre est rentré. Adieu, chère Maman, je vous embrasse tous du fond du cœur.
Constance J.
Clermont, [lundi] 29 oct[obre 19]06.
Ma chère Maman, je suis bien en retard envers vous, mais c’est mon refrain habituel, car je n’ai jamais une minute de tranquillité et je ne peux m’habituer à vous écrire de simples petits mots.
J’aurais dû pourtant remercier tante Tabareau, dont les instructions ont été suivies exactement. Auguste a remis de sa part à Joseph cinq obligations des produits chimiques d’Alès, et mon mari lui a donné un reçu général (sous forme de lettre) de tout ce que la tante nous avait donné depuis le mois de janvier dernier. Remerciez encore bien chaleureusement cette bonne tante, car nous lui sommes fort reconnaissants de toutes ses bontés. Joseph a eu la chance de voir à Lyon le brave père Louis et tous les Rivet en plus de notre famille personnelle. Ces deux journées de voyage ont donc été agréablement employées, et pour le retour, jeudi soir, il a voyagé avec Auguste, qui s’en allait à Périgueux au congrès des jurisconsultes catholiques. Auguste nous a fait une petite visite dimanche à Clermont. Il est arrivé à 6 heures du matin, a déjeuné avec nous et a repris le train d’une heure. Je lui ai su bien bon gré d’avoir allongé son voyage pour nous faire cette aimable visite. On a tant de joie à revoir les siens quand on est loin de tous comme nous !
J’avais bien raison quand je trouvais que Joseph avait parfaitement bien fait en répondant au général Bazaine que dans les conditions qui lui étaient faites, il n’avait plus rien à demander. En effet, nous connaissons deux officiers supérieurs auxquels même question a été faite ; ils ont répondu en énumérant tous leurs griefs, toutes les vilenies dont ils avaient souffert dans leur carrière, et Bazaine, après avoir eu le plaisir de les entendre se plaindre, leur a dit : " Je pense que vous n’avez pas à vous étonner, étant donné vos sentiments cléricaux !… " L’un d’eux demande sa retraite. Joseph n’aura pas eu du moins à se reprocher de s’être abaissé à implorer un individu qui hait tout ce que nous respectons et que nous aimons. Le colonel, après beaucoup de compliments et de protestations, a dit à Joseph qu’il voudrait encore le mettre numéro 1, mais…, mais…, mais… Bref, il passera au second rang du régiment, ce qui fera forcément le troisième ou quatrième du corps d’armée, puisqu’il y a deux régiments. Il n’y a donc pas d’illusion à se faire, et nous pourrons attendre le tableau cette année sans émotion, sinon sans amertume.
Nous sommes bien consolés par nos enfants, qui sont réellement bien gentils et dont le travail nous donne toute satisfaction ; espérons que le bon Dieu leur donnera la réussite en ce monde s’Il ne la donne pas à ses parents.
J’oubliais de vous dire que Joseph était allé à Ambérieu jeudi et y avait déjeuné ; cela a été une courte visite.
Je vais bien maintenant et n’ai plus mal à l’estomac, mais comme j’ai envie de voir réorganiser ma maison ! Françoise ne semble pas branler au manche ; c’est désolant…
Adieu, ma chère Maman ; je suis contente que vous ayez eu tous ces jours-ci ces visites de famille.
Nous vous embrassons tous tendrement.
C. J.
Clermont, [mardi] 6 nov[embre 19]06.
Ma chère Maman, nous avons été bien émus hier en lisant ce petit entrefilet dans tous les journaux annonçant l’attaque du mécanicien d’Henry à Tamaris. Je viens de leur écrire, mais c’est sur vous que je compte pour avoir quelques détails.
Merci, chère Maman, d’avoir pensé à la fête de notre petit Charles ; nous vous en sommes bien reconnaissants ; nous lui avons immédiatement donné 1 franc dans sa poche pour ses menus plaisirs, et le reste est allé rejoindre le petit magot que nous faisons peu à peu pour les enfants. Avec ce système, il commence à être respectable, car nous réunissons toujours tout ce qui nous est donné pour les enfants et que nous leur diviserons plus tard en parties égales.
Je suis bien contente de la générosité de la tante au sujet de La Martinière ; c’est une réparation dont nous jouirons tous beaucoup et qui nous permettra de nous réunir tous les ménages, ce qui est notre rêve.
J’espère que la tante n’est pas plus souffrante ; ce que vous me dites d’elle m’inquiète un peu.
Voici la question du buste terminée ; nous en sommes bien aise, quoique, entre nous, je trouve qu’il aurait été mieux à Annonay, où votre famille a laissé de bons souvenirs. Mais bien entendu, je garde mon opinion et n’en fais part à personne.
En causant des Mariano, nous nous demandions s’ils avaient songé pour Adrien à un nouvel engagement, qui ne peut se faire qu’au mois d’octobre (l’année prochaine, par conséquent) et qui lui permettrait de sortir aussi au bout de deux ans. Cela aurait l’avantage, en rendant le jeune homme libéré aussi vite, de le garder vite, mais de plus dans sa famille, ce qui serait bien appréciable.
Je vais très bien, et tout marche passablement, quoique je sois bien ennuyée de n’avoir pas Françoise. Pourvu que tout marche bien et qu’elle ne soit pas obligée de prolonger trop après ses couches ! Je crains les jumeaux pour elle, car elle doit être monstrueuse, vu ce qu’elle était avant notre départ.
J’envoie aujourd’hui une petite merveille de col (fait par Mme Beaudot) à la fille de Marthe Eyraud, dont le mari était venu voir Charles cette année à La Martinière. Je serai censée l’avoir fait, et vous ne direz pas non si on vous en parle par hasard.
Adieu, chère Maman ; ce n’est qu’un petit mot aujourd’hui, car j’ai bien à faire.
Mille et mille tendresses.
C. J.
Je vous ai dit que France m’avait envoyé de très jolies choses à utiliser pour mes filles ; quelques jours après, j’ai reçu deux ravissantes robes que Mme Gagnon me priait d’accepter en véritable amie. Ils sont en garnison à Nancy. J’ai accepté sans vergogne, car elles sont absolument charmantes et toutes doublées de soie. Cela m’évitera d’en faire cet hiver, ce que j’apprécie de toutes manières.
Clermont, [dimanche] 11 novembre [19]06.
Ma chère Maman, je n’ai pas reçu de réponse d’Henry, et je suppose que l’incident a dû être grossi par les journaux, puisque vous ne savez rien de plus que l’entrefilet qui a paru dans plusieurs feuilles de Paris.
J’ai écrit aussi à Marie Forcheron et à Fernand ; c’est triste de voir disparaître ainsi tant de membres de la famille : quatre du côté Montgolfier, trois dans la famille de Joseph en un an ! Nous aurions pu ne pas quitter le deuil depuis dix-huit mois…
J’espère que la tante ne vous donne plus d’inquiétude et qu’elle pourra faire son voyage de retour sans trop de fatigue. Est-ce que son départ est fixé ? Racontez-moi la cérémonie pour lui apporter le bon Dieu.
J’ai été très émue de ce que vous m’annoncez au sujet de Lucie Rumilly ; c’est une véritable surprise pour moi, et je compatis d’autant plus au chagrin d’Isabelle que je vois ce même déchirement ces temps-ci bien près de nous…
Pour ces pauvres Belly, c’est absolument navrant, et je compatis bien à leur peine ; il y a des chagrins pour tous en ce monde, même pour ceux qui paraissent les plus heureux et les plus insouciants.
En ce moment, on fait une nouvelle organisation au petit séminaire pour essayer de sauver cette maison d’éducation si parfaite en tous points. On est d’autant plus acharné ici à sa perte qu’elle a enfoncé le lycée à tous les examens, et cette année d’une manière encore plus éclatante. Tous leurs élèves ont été reçus. Nous sommes bien soucieux de toutes ces questions, surtout après tous les sacrifices que nous avons faits pour sauvegarder l’éducation chrétienne de nos fils.
(Ne dites rien à Mariano de la question d’engagement en octobre pour son fils, car nous aurions l’air de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ; j’ai reçu hier une lettre aigre-douce de Marg[uerite] parlant des vertus de ses enfants, des siennes, de ce qu’elle avait supporté à La Martinière, etc., etc. Cela m’a beaucoup peinée, et je ne veux m’occuper en rien de leurs affaires.)
Nous allons tous très bien, et voici le beau temps revenu avec un peu de froid ; nous pourrons reprendre nos courses du jeudi. Je termine vite, car voici l’heure de vêpres, et j’y mène les garçons.
Adieu, chers Parents bien aimés ; mille tendresses.
Const. J.
Clermont, [samedi] 17 novembre [19]06.
Ma chère Maman, d’après ce que vous me dites, le séjour de tante Tabareau à Yenne doit approcher de sa fin, et vous avez peut-être en ce moment la visite de tante Rivet venant la chercher. La température s’est bien réchauffée ces jours-ci ; les enfants vont toujours au séminaire sans manteaux et avec leurs gros uniformes du dimanche. J’éviterai peut-être de leur acheter des pardessus. Je fais venir à mes filles, avec l’argent que vous leur avez donné quand nous partions au mois d’octobre, deux jolis cols imitation d’hermine. C’est joli pour les enfants et doux au visage. Je me suis décidée après de longues hésitations à demander au Louvre un choix de vêtements de fourrure pour moi, mais dans les prix doux, car je ne veux pas dépasser une centaine de francs.
Depuis ma dernière lettre, je n’ai rien de bien intéressant à vous raconter, notre vie étant tout uniforme et consacrée spécialement à l’éducation des enfants. Que de peine et de sollicitudes de tous les instants de 7 heures du matin à 9 heures du soir ! À ce moment-là, les derniers étant fourrés dans leur lit avec le chapitre d’Évangile que je vais régulièrement leur lire dans leur chambre, nous poussons un ouf ! de soulagement et je me carre dans un fauteuil au coin du feu avec un livre à lire ou une lettre en retard à faire.
Ces jours-ci, nous avons lu toute la polémique des journaux de Blois au sujet de notre excellent ami le docteur Marchand. Il vient de demander sa retraite, ayant attendu pour cela ses trente ans de service, mais avant cela, on a essayé de ternir sa réputation en le traitant d’incapable, d’affreux clérical, dur pour tous ceux qui n’affichaient pas des sentiments religieux. L’Humanité a eu des articles très violents contre lui ; il a demandé une enquête, qui se termine bien entendu toute à son honneur. Vous voyez, chère Maman, comment l’on traite nos amis ! Il n’est pas étonnant que nous soyons si bien notés avec des connaissances triées sur le volet comme les nôtres ! Nous n’avons jamais été liés d’amitié qu’avec des gens de ce genre-là, ce dont nous nous faisons gloire.
Il y a beaucoup de fièvres typhoïdes ici en ce moment ; chez un notaire cousin des L’Ébraly, il y en a trois, dont la mère et deux fils qui vont au séminaire. Nous obligeons les enfants à boire de l’eau minérale, que l’on dit moins microbée.
Encore une méningite chez un officier de nos amis, le capitaine Gastine, fils d’un ancien colonel de Joseph. C’est une petite fille de l’âge de Magdeleine ; elle a trois médecins, et ce soir arrive un grand spécialiste de Paris… mais hélas !…
Adieu, chère Maman, mille tendresses à père et à vous, et à la bonne tante.
C. J.
Clermont, [samedi] 24 nov[embre 19]06.
Ma chère Maman, c’est bien vilain de ma part d’avoir attendu votre lettre et ce chèque mirifique pour vous écrire. Je suis toute confuse de ne vous avoir pas donné signe de vie cette semaine et pas même remerciée de ce que vous me promettiez ! J’ai l’air d’avoir attendu ce beau cadeau, et pourtant, ce n’était point dans ma pensée, mais le temps m’a manqué absolument. Je vous suis très reconnaissante, chers Parents, de me gâter ainsi, et cela va en effet payer une partie de mon manteau de fourrure et calmer mes remords de conscience de m’acheter à la fois cette année une robe et un vêtement !
Nous avons été bien attristés cette semaine par la mort de la pauvre petite Gastine il y a huit jours. Le spécialiste de Paris (qui, hélas, ne l’avait pas guérie !) est arrivé trop tard, et c’est une douleur de plus pour ces malheureux parents. Ils restent avec quatre petits garçons qui ne peuvent leur remplacer cet amour de petite fille, qui avait juste l’âge de Petit Cœur. Les fièvres typhoïdes chez les Ragier ont empiré ; le camarade de Pierre au séminaire était mourant ce matin ; il avait eu la nuit dernière quatorze hémorragies intestinales, et on ne pensait pas qu’il passât la journée. Là aussi, ce serait un grand malheur ; ces braves Ragier n’ont que deux fils ; celui-là est l’aîné, quatorze ans, très intelligent, beau et grand garçon charmant et travailleur. Nous sommes consternés et faisons de tristes réflexions sur le peu de sécurité de cette pauvre vie ; les biens de la santé, de la fortune sont bien peu de chose, on croit les tenir, ils nous échappent.
Pour le moment, les santés sont excellentes ici, et chacun suit son petit bonhomme de chemin paisiblement.
Je soupire toujours après Françoise, qui devait bien certainement savoir que ce serait aussi long ; vous verrez que nous en aurons encore jusqu’au milieu de janvier. Je suis tout à fait à l’attache, ne voulant pas perdre de vue nos filles les jours où je n’ai pas la vieille Marie. Elle vient trois fois par semaine, et ces jours-là, je me libère de toutes mes occupations retard.
Je n’avais pas vu cet incendie des chantiers de La Seyne. À ce propos, irez-vous à Tamaris cet hiver ?
Joseph a écrit la semaine passée au capitaine Amat, lui disant que vous étiez très satisfaits de votre domestique.
Je regrette que tante Tabareau soit partie, car en effet, voici le beau temps.
Adieu, chers Parents, mille tendresses et mille merci.
C. Jaillard.
Clermont, [mardi] 4 décembre [19]06.
Ma chère Maman, comme il y a longtemps que vous ne m’avez écrit ! car je compte à peine votre petit billet hâtif de l’autre jour ; je voulais y répondre de suite, pourtant, pour vous obliger à vite me redonner de vos nouvelles, mais j’ai eu trop à faire la semaine passée. J’ai eu à travailler pour une vente pour les pauvres, et cela m’a pris les rares moments de liberté dont je dispose encore. J’ai été très flattée de voir enlever rapidement six petits plateaux, deux porte-cartes en cuir et un beau tube à parapluies que j’avais peints. C’est le général d’Entraigues qui l’a acheté vingt francs, me donnant ainsi le plaisir de participer largement à la vente sans vider mon porte-monnaie.
Le pauvre jeune Ragier, qui était resté la semaine dernière quatre jours sans connaissance après de nombreuses hémorragies, avait repris connaissance samedi. Dimanche, on le disait sauvé, et on vient de nous apprendre qu’il est mort cette nuit à minuit. La sœur du docteur Gourdiat (famille de Lyon établie à Clermont) est aussi mourante de la fièvre typhoïde. Cela commence à me faire bien peur pour les enfants. On nous a dit aussi que cette petite Gastine était morte d’une de ces terribles méningites cérébro-spinales que l’on dit contagieuses et dont on vient de signaler deux cas mortels dans les casernes ici.
Voici une lettre bien noire, mais le moyen d’être gai avec tant de préoccupations de toutes sortes ?
Rien de nouveau chez Françoise, qui doit attendre paisiblement pendant que nous trimons ici. En définitive, elle me manquera un quart de l’année, et ce n’est point drôle ! Son mari fait tout ce qu’il peut pour la remplacer, mais si on nous enlève les ordonnances, comme c’est à prévoir, le service ne sera pas commode. Voici nos breaks d’artillerie, que l’on jalousait tant, supprimés pour le moment ; on tend à tout démocratiser, espérant nous dégoûter de plus en plus du métier. Du reste, si le nouveau projet de loi passe, c’est l’année prochaine que nous irons planter nos choux, puisque Joseph sera atteint par la limite d’âge. Il faudra tâcher de trouver un peu de beurre pour y mettre avec…
Nous n’avons emporté aucun livre par mégarde ; attendu que les enfants ne faisaient ni italien, ni physique, la confusion était impossible. Par contre, Fredey a gardé l’arithmétique que Pierrot lui avait prêtée, mais nous en avons racheté une autre ici. N’en parlez pas, c’est sans importance…
Adieu, chère, chère Maman ; nous vous envoyons nos meilleures tendresses.
C. J.
Clermont, [dimanche] 9 déc[embre 19]06.
Ma chère Maman, combien j’ai été contente de voir votre écriture sur autre chose que vos petites cartes de ces temps derniers ! Vos bonnes lettres me manquaient infiniment, et quoiqu’on n’ait rien de bien gai à dire, cela fait du bien d’épancher son cœur de temps en temps.
J’ai un poids de moins aujourd’hui dans mon esprit, car François est venu m’apporter triomphalement ce matin la bienheureuse dépêche, riant et pleurant tout à la fois… Le voilà père de famille d’un petit Jean, ce qui a provoqué chez mes enfants l’étonnement le plus grand et le désir de voir ce poupon que Lison aurait tant désiré pour sa maman ! Elle était un peu déconfite, trouvant que le bon Dieu s’était trompé d’adresse…
Si tout va bien chez Françoise, ce que j’espère, ma maison pourra peut-être enfin se réorganiser au milieu de janvier. J’aspire à ce moment-là, car malgré toutes les bonnes volontés, j’ai bien de la peine, et Joseph n’est pas content de me voir me fatiguer ainsi par ce surcroît de besogne. Voici surtout un moment où, malgré la tristesse des temps que nous traversons, nous serons obligés de sortir un peu plus, quand ce ne serait que pour ces interminables visites de jour de l’an.
Ces temps-ci, nous avons passé d’enterrements en enterrements. Celui du jeune André Ragier jeudi a été particulièrement émouvant. On avait conduit une cinquantaine d’enfants du séminaire (dont mes fils aînés), qui ont été fort émus. Toute la ville s’y trouvait pour donner un témoignage de sympathie à ces malheureux parents. Leur second petit garçon va un peu mieux ; on le sauvera ; et quand à la pauvre mère, la douleur l’a galvanisée au point de la faire tenir debout (à peine convalescente elle-même) pour assister à toute cette déchirante cérémonie.
Pour nous, les santés continuent à être fort bonnes, et nous n’avons pas encore eu depuis la rentrée un jour d’absence au séminaire pour les trois garçons. Ils avalent tous les matins leur huile de foie de morue, à laquelle j’attribue beaucoup de vertus préservatrices.
Demain, nous attendons le jeune ménage Jean Jaillard en visites de noces à Clermont, Paris, etc. Nous les logeons à l’hôtel, bien entendu, et sommes bien contents de cette visite.
On fait toujours de la musique à la maison le lundi, chants et instruments variés. En ce moment, on prépare plusieurs fragments des Maîtres chanteurs et l’Oratorio de Noël de Saint-Saëns. Pierrot se réconcilie avec le violon.
Adieu, chers Parents bien aimés ; nous vous embrassons mille fois.
Constance.
Clermont, [samedi] 15 décembre [19]06.
Ma chère Maman, François a été très touché de vos félicitations et vous en remercie bien ; j’espère que tout marche à souhait à Landrecin, quoique les nouvelles soient rares maintenant que Françoise ne peut plus écrire. Son mari attend tous les courriers avec impatience et est bien souvent déçu en ne recevant rien de sa chère femme. Ce petit bonhomme a eu l’esprit de venir au monde le dernier jour de beau temps ; on a pu le baptiser dès le lendemain et l’emmener en nourrice ; mais combien cela est triste pour ces pauvres gens : l’un ne connaissant pas son fils, l’autre séparée de lui immédiatement ! Au premier signal, François partira pour Yenne chercher sa femme, mais je crains que ce ne soit pas de sitôt.
Pour comble de guignon, ma fidèle Marie (qui remplace Françoise de loin en loin) est au lit malade, et je me débrouille sans elle.
Mais tout cela est peu de chose à côté des malheurs qui nous entourent, nous pressent, nous submergent pour ainsi dire ! Voici encore le fils d’un officier (16 ans) que l’on enterre demain ! puis ces questions religieuses qui tiennent la vie comme suspendue actuellement. La révolution s’approche à grands pas, et il ne se passera pas un an avant que les prisons ne soient encombrées de catholiques et que nous n’ayons eu tous à défendre notre foi et notre vie.
À moins que l’Allemagne, profitant de la guerre civile, ne tombe sur nous à l’improviste…
Comme préparatifs lointains à la guerre, on aura des cours pratiques à la Croix-Rouge, et tous les membres de la société sont invités à y assister et à essayer de décrocher au bout de l’année son diplôme d’infirmière.
Nous avons eu lundi et mardi la visite du jeune ménage Jean Jaillard allant à Paris et dans l’Est pour quelques jours. Cette petite halte à Clermont nous a été très agréable en nous faisant connaître davantage notre nièce, qui est si bonne, si gentille, pleine d’attentions et adorée de mes enfants.
Adieu, ma chère Maman ; je vous embrasse tous deux tendrement. Merci encore pour Françoise. Nous vous envoyons nos tendresses.
C. J.
Clermont, [vendredi] 21 décembre [19]06.
Ma chère Maman, je suis encore tout émue du douloureux spectacle auquel j’ai assisté ce soir absolument par hasard. Je me suis trouvée rue Pascal au moment où monseigneur a quitté l’évêché. Nous étions groupés dans la cour, il a passé entouré de quelques vieux prêtres, je me suis avancée pour lui présenter les respects de Joseph, il s’est arrêté pour nous bénir chacun… ; il pleurait et nos larmes aussi se sont mises à couler. Puis il est parti à pied entouré de ses prêtres et de quelques hommes et suivi d’une poignée de gens (une centaine environ). Halte à Notre-Dame-du-Port, où il nous a dit quelques mots et a béni la foule, puis nouveau calvaire jusqu’à la chapelle des carmes déchaux près du cimetière (il va habiter momentanément la maison des missionnaires diocésains, qui est bâtie tout à côté et dont cette église dépend).
Pendant cette longue route de l’évêché aux Carmes déchaux, il me semblait que nous suivions un cercueil, refaisant cette route parcourue tant de fois déjà derrière la dépouille de quelque ami… C’était triste, triste, et je pleurais silencieusement sans avoir le cœur remonté par l’exaltation des belles manifestations catholiques.
Chère Maman, j’ai l’âme tellement au noir ces jours-ci que j’ai peine à penser à autre chose et que la vue de nos chers enfants appelés à traverser de si mauvais jours me cause une indicible tristesse.
Pour le moment, les chers petits, tout en se rendant compte des temps difficiles que nous traversons et en pleurant la messe de minuit où les quatre aînés devaient aller, ne songent guère qu’à leur patinage. On a inondé des cours au séminaire et Pierre et Charles sont fanatiques de cet exercice. Joseph est même convié par les abbés à se joindre à ses fils les jeudis et les dimanches où il gèlera comme ces jours-ci.
On musiquera à la maison un peu nombreux jeudi 27, mais j’ai demandé à tout le monde, vu la tristesse de ce moment, de venir sans aucune cérémonie, sans toilette, et avec son ouvrage, pour donner à ces réunions cette année un cachet d’extrême simplicité.
Adieu, chère Maman bien aimée ; je vous embrasse tous deux bien tendrement en vous souhaitant bon Noël.
Constance.
Clermont, [mercredi] 26 décembre 1906.
Ma chère Maman, j’ai eu une surprise des plus agréables en ouvrant ce matin cette enveloppe à la contenance féerique ! C’est une année où l’on réduit tout, et vous, chers Parents, vous nous garnissez la bourse généreusement. Joseph se joint à moi pour vous en remercier de tout cœur, car en bon père de famille, il se réjouit de voir ainsi s’arrondir le petit pécule destiné aux enfants pour les mauvais jours qui, hélas, viendront assez vite ! Nous achèterons à chacun d’eux un objet de votre part : accessoires de poupées pour les filles, soldats de plomb pour les garçons (probablement abonnement à un journal), et la grosse part sera placée comme à l’ordinaire.
Avec les autres étrennes reçues pour eux, nous avons garni leurs souliers la nuit de Noël, et hier matin, pendant que les deux aînés ramassaient sans illusion dans leurs souliers un beau théâtre d’ombres chinoises articulées, les trois plus petits poussaient des cris de joie en découvrant leurs cadeaux : poupées pour les filles (qui sont mamans dans l’âme !) et boîte à peinture pour Henri.
À part cette petite éclaircie, nous avons passé une assez mélancolique journée de Noël. Point de cloches, point de messes de minuit, mais en revanche, les églises combles pour les offices où nous sommes allés fidèlement depuis une première messe du matin jusqu’à la grand-messe et aux vêpres à la cathédrale. Il y avait un épais tapis de neige après quelques jours de gelée très dure. Mais aujourd’hui, dégel affreux, pluie et vent terrible toute la journée. Les garçons sont navrés de voir leur patinoire convertie en cloaque ! Ils entrent en vacances samedi prochain.
Demain, nous avons une réunion de musique un peu nombreuse, mais j’ai demandé à tout le monde, à cause des événements actuels, à ce que l’on vînt sans toilette et avec son ouvrage.
J’oubliais de vous dire que nous avons été bien heureux de lire lundi soir dans un journal de Paris la mutation de Mariano et la nomination de Victor. Nous leur avons écrit immédiatement nos félicitations. J’espère que Victor trouvera un moyen d’éviter l’Est. Son camarade Meignat, qui devait être mieux en cour que lui (bien que placé vingt rangs après) a pu avoir Grenoble ! J’enrage un peu et aurais bien voulu pareille chance à Victor.
Je suis bien ennuyée de ce que vous me dites au sujet de l’amaigrissement de Mariano. Il devrait consulter sérieusement et venir se soigner à Royat cet été ; nous le dorloterions de notre mieux.
Adieu, chers Parents bien aimés, encore merci du fond du cœur pour vos trop belles étrennes. Nous vous embrassons mille fois.
Constance.
Clermont, [vendredi] 4 janvier [19]07.
Ma chère Maman, combien je vous remercie de vos bonnes lettres, auxquelles la paresse qui suit le jour de l’an m’a empêchée de répondre plus tôt ! Puis nous avons eu le 2 janvier une petite alerte pour Lison. Après une nuit agitée, elle a eu un très fort accès de fièvre ; nous avons fait venir le docteur, qui a ordonné quinine et potion à l’analgésine. Bref, après deux jours de lit et une transpiration extraordinaire, l’enfant a été tout à fait guérie et aujourd’hui, elle joue comme à l’ordinaire. C’est moi qui ai de bonnes névralgies dans la tête, ce qui me contrarie bien pour les vacances des enfants. Les premiers jours, ils ont beaucoup patiné avec leur père — même Henri, qui se tient très bien. Sans le dégel, Lison aurait aussi commencé.
Je comptais formellement que Françoise pourrait rentrer le 15 janvier, dernière limite, et j’avais encore obtenu une prolongation de son billet jusqu’à cette date. Mais aujourd’hui, François est dans le désespoir, car il reçoit une lettre où sa femme dit qu’elle a rechuté pour la seconde fois, qu’elle ne peut prendre que du lait, et encore à peine, et qu’il ne peut être question de revenir avant la fin de janvier. Elle a vu le docteur plusieurs fois. Je viens donc, chère Maman, vous demander de me rendre un service : puisque nous ne pouvons pas savoir la vérité sur son état, voudriez-vous interroger le docteur Eyraud afin de savoir positivement si Françoise a quelque chose d’extraordinaire, car je ne vois plus la fin de mes misères. Si elle était réellement malade, François irait la voir cette semaine. Est-ce qu’on nous dit la vérité ? est-ce qu’on me tire des couettes (pardon de l’expression) ? Attendant de huit jours en huit jours, je n’ai eu qu’une organisation de maison transitoire, mais cet état ne peut plus durer si je ne dois pas espérer avoir Françoise avant un mois ou deux… Ma chère Maman, je compte donc sur vous pour éclairer cette situation assez embrouillée ; que l’on nous dise toute la vérité.
Je n’ai que le temps de vous écrire ces quelques lignes, ne voulant pas manquer le courrier de ce soir.
Mille et mille tendresses et merci de vos lettres.
Constance.
Nous attendons le jeune ménage Laure pour les examens de Max : École de guerre… Pourquoi Victor n’a-t-il pas demandé une place qui était libre ici au 92e comme on le lui conseillait ?
Joseph et Constance Jaillard – Goybet (" la famille Jaillard " [2/2], supplément au n° 51, 8c, et " la famille Goybet ", supplément au n° 39, 15) sont les parents d’Henri Jaillard, de Lison [Louise] de Raucourt et de Magdeleine Lepercq (dite ici " Petit Cœur "), et le gendre et la fille de Marie Goybet (" la famille Bravais ", supplément au n° 63, 7). Ces lettres, conservées par Henri et Anne Joubert, citent nombre de leurs parents, dont l’arbre simplifié figurant en pages centrales situe les plus proches.
La radicalité de certains jugements émis sur tel d’entre eux ou sur tel officier présumé franc-maçon, l’intransigeance des opinions s’expliquent par l’intimité de cette correspondance et reflètent la violence du conflit social qui se traduisit :
- en 1902 et 1903 par la fermeture d’écoles congréganistes (parmi lesquelles Annonay s’apprêtait à compter le collège basilien où les frères Bravais avaient étudié et où l’un d’eux, Camille, avait enseigné, ce qui décida leur sœur Marie Tabareau à reprendre en 1903 sa promesse d’offrir à la ville le buste en marbre d’Auguste Bravais qu’elle avait fait sculpter par Paul Devaux ; ce n’est qu’en 1909, après la mort de Marie, par don de leur neveu Victor, que ce buste finit par orner la salle du conseil municipal d’Annonay, avec trois autres : ceux de nos autres cousins Joseph et Étienne de Montgolfier et Marc Seguin) ;
- en 1904 par l’affaire des fiches (25 000 fiches sur la pratique religieuse des officiers, établies depuis 1901 par les loges du Grand Orient de France à la demande du cabinet du ministre de la Guerre pour moduler les avancements, dont la divulgation accula le ministre à la démission, sans mettre fin à la discrimination religieuse) ;
- en 1905 par la séparation des Églises et de l’État (résiliation unilatérale du Concordat de 1801 ; cf. René Rémond, " séparation des Églises et de l’État ", n° 63, p. 8-10) ;
- en 1906 par l’affaire des inventaires (assaut d’églises occupées par des fidèles, pour inventorier jusqu’au contenu des tabernacles, à dater du 31 janvier en région parisienne et jusqu’au 16 mars, date où Georges Clemenceau, ministre de l’Intérieur d’un nouveau gouvernement, renonça à y employer la force armée).
Le catholicisme exprimé dans cette correspondance apparaît à la fois social et légaliste, comme l’attestent notamment les commentaires sur la catastrophe minière de Courrières et sur ses suites (1 099 victimes d’un coup de grisou ou de poussier survenu le 10 mars, qui provoqua des grèves contre la négligence d’alertes antérieures et contre l’abandon des sauvetages dès le 14 mars alors que quatorze rescapés remontèrent tout seuls fin mars et mi-avril) et sur le 1er mai (date à laquelle le congrès de la Confédération générale du travail avait décidé dès 1904 que " les travailleurs cesseront d’eux-mêmes de travailler plus de huit heures " au lieu de onze, mot d’ordre qui ne fut finalement suivi que par 200 000 à 300 000 salariés sur plus de 8 millions).
Pierre Jaillard.
in La gazette de l'île Barbe supplément au n° 65, été 2006